Interview de MIYAMOTO Tsuruzo Shihan, invité par la FFAB en France
réalisée à Bras le 26 mars 2014 par François FREY pour Dragon.
Dragon : Quand avez-vous commencé l’aïkido ?
MT : En 1971, lors de ma première année d’université.
Dragon : Pourquoi avez-vous choisi l’aïkido ?
MT : C’est une très bonne question… Je suis né à Fukuoka, la plus grande ville de l’île de Kyushu située au nord. Dans cette région, il y a beaucoup de dojos de judo, de kendo, de karatedo, mais surtout le judo que j’avais pratiqué quand j’étais lycéen. Sur cette île, il y a une forte concentration de pratiquants. Depuis tout petit, j’ai toujours vu les pratiquants de Kendo, Karaté do dans une salle près de chez moi. Ces trois arts martiaux sont surtout ceux que nous pratiquons quand nous sommes beaucoup plus jeunes. Dès que j’ai eu 18 ans, et que je suis entré à l’université, j’ai réfléchi quel était l’art martial que je souhaitais pratiquer et j’ai opté pour l’aïkido.
Dragon : Quand vous avez découvert l’aïkido, qu’est-ce qui vous a donné envie de continuer?
MT : À l’Age de 18 ans je me suis mis à la recherche d’un dojo d’aïkido. Je l’ai trouvé par une annonce dans le journal. Je m’y suis rendu et j’ai découvert mon professeur qui s’appelait Suganuma sensei il avait été envoyé par l’AÏKIKAÏ de Tokyo dans l’île de Kyushu pour enseigner l’aïkido. Suganuma sensei avait été un élève de Tamura Sensei quand il était étudiant. J’ai suivi l’enseignement de Suganuma Sensei pendant quatre ans. J’ai continué l’aïkido car j’appréciais énormément l’enseignement de mon professeur et sa personnalité. J’avais envie de lui ressembler. J’étais autant attiré par sa personne, que par l’aïkido. Grâce à Suganuma sensei, je suis entré à l’Aïkikaï de Tokyo où j’ai suivi l’enseignement de Kisshômaru Ueshiba sensei. On apprend beaucoup de nos parents, mais aussi j’ai beaucoup appris de Suganuma Sensei.
Dragon : Qui était plus précisément votre professeur, pouvez-vous nous parler de lui ?
MT : J’ai suivi d’abord l’enseignement de Suganuma Sensei, puis de Kisshômaru Ueshiba sensei. Il se mettait souvent en colère. Il m’a énormément grondé, il ressemblait plus à un intellectuel, qu’à un budoka. Mais il était aussi très attentionné avec ses élèves. A l’époque, il n’y avait pas beaucoup de pratiquants et il insistait auprès de ses élèves pour qu’ils persévèrent. L’aïkido n’était pas très connu et il devait faire de grands efforts sur le suivi de sa pratique avec ses élèves. Il a fait plusieurs séminaires et conférences dans différents domaines, surtout la médecine et l’aïkido.
Dragon : Aujourd’hui où enseignez-vous, à Tokyo ?
MT : Je suis retraité depuis avril 2013, plutôt semi retraité, mais bien sûr je continue à donner des cours à l’Aïkikaï, et aussi dans différents dojos affiliés à l’Aïkikaï, et également à l’université et dans des entreprises. Je donne principalement des cours pour les adultes.
Dragon : Quand êtes vous venu en France pour la première fois ?
MT : Il y a vingt ans, il y avait à Nice, un échange culturel avec l’Europe et je faisais partie d’une délégation culturelle japonaise au sein de laquelle il y avait aussi des représentants du monde des arts martiaux.
Dragon : Nous sommes aujourd’hui à Bras dans le Var, à l’ENA (l’école nationale d’aïkido de la FFAB) qui a été crée par Maître Tamura, pouvez vous nous parler de Maître Tamura ?
MT : En 1964 Maître Tamura est arrivé en France. Je le rencontrai à chaque fois qu’il venait au Japon. Il venait souvent à l’Aïkikaï, au Hombu dojo et participait au cours comme un pratiquant ordinaire. Il avait une grande réputation.
Dragon : Comment est-il considéré aujourd’hui au Japon ?
MT : Tamura sensei était un uchi-deshi de Ö Sensei. Il a accompagné dans leurs déplacements à travers le monde Ö Sensei et Kisshômaru Ueshiba sensei. Il était et demeure un homme très important pour l’aïkido. Il est devenu un personnage légendaire.
Dragon : Y-t-il une différence entre l’aïkido en France et l’aïkido au Japon ? Sentez-vous une différence ?
MT : C’est difficile de répondre à cette question…
L’aïkido ne fait pas parti de la culture française, mais pourtant il y a beaucoup de pratiquants en France et je trouve que c’est super. Les japonais ont le sentiment qu’ils connaissent l’aïkido, le judo, le kendo, le karatedo parce que cela fait partie de leur culture, et donc ils pensent qu’ils sont capables, qu’ils pratiquent bien. Mais penser qu’on sait faire quelque chose et le faire correctement, ce sont deux choses différentes. Les étrangers ne pensent pas qu’ils savent déjà, ils essayent de pratiquer, tout simplement, donc je me demande s’ils ne pratiquent pas plus sincèrement que les japonais. Les japonais pensent ou disent « je sais » « je sais », mais savoir et pouvoir c’est différent. Pour les étrangers, l’aïkido n’a rien d’évident, donc ils font de leur mieux quand ils pratiquent.
Dragon : Et entre les pratiquants français et les pratiquants japonais ?
MT : Pour moi, c’est pareil n’importe où Il n’y a pas de différence. Si ce n’est peut être une différence liée à l’époque. Avant, on apprenait en regardant, maintenant, il y a des explications.
Dragon : Comment l’aïkido a-t-il évolué ?
MT : Une des caractéristiques de l’aïkido c’est qu’il n’y a pas de compétition. On pratique des katas. La pratique du budo au Japon c’est une pratique de katas. Si on considère le karatedo en l’année trente de l’Ere Showa (1950), c’était juste un entraînement à base de katas mais à partir des années cinquante, les différentes écoles se sont mises d’accord pour organiser des compétitions. Par contre en Aikido, je pense qu’on ne passera pas à la compétition.
Dragon : Entre les différentes écoles d’aïkido, on voit différentes formes, y-a-t-il plusieurs aïkido ?
MT : Par exemple si on regarde le Yoshinkan, ou bien Tohei sensei, c’étaient des disciples de O Sensei. La plupart des styles issus des disciples de Morihei Ueshiba (Yoshinkan, Tomoki-Ryu, Iwama-Ryu etc…) ne font pas de compétition, ils basent leur pratique sur le Kata. Donc c’est ça le socle commun des différents styles d’aïkido.
Dragon : Donc, finalement, qu’est-ce que O sensei a voulu nous transmettre, quel est son message, que reste-t-il de son enseignement ?
Il y a trois choses auxquelles il accordait une grande importance : la première, Keiko (l’entraînement). La deuxième, Shinko (une pensée/philosophie qui vient de l’omotokyo ; différent du bouddhisme). La troisième Nôgyô (l’agriculture). Je pense que c’est à partir de ces trois éléments qu’il a développé l’aïkido.
Dragon : En tant que Shihan de l’Aïkikaï, est-ce que vous pouvez parler de votre recherche/pratique personnelle en aïkido?
D’abord, la technique (rires). J’essaye d’approfondir la technique.
Dragon : Dans le monde des budo, on parle de SHU HA RI, qu’est-ce que cela représente pour les pratiquants d’aïkido ?
SHU 守 c’est mamoru (protéger). Ha 破 c’est nukedasu (enlever), Ri 離c’est hanareru (s’éloigner ; se détacher complètement).
Même quand on accomplit de grandes choses, que ce soit dans le monde des arts martiaux, ou dans la culture, nous les japonais, en général, on s’arrête au SHU. Ca finit au SHU, presque tout le temps.
Nous, on n’a pas connu O Senseï, on n’a accès qu’à quelques films, des photos… on n’a pas reçu de transmission directe. Donc, ce principe (du SHU HA RI) dans son ensemble nous est difficilement accessible.
Dragon : Donc il faut avoir pratiqué avec O Sensei pour accéder au SHU HA RI ?
M.T : Effectivement, les personnes qui ont pratiqué avec O Senseï on plus de chance de comprendre ce que c’est.
Dragon : Ici, à la FFAB, il y a eu des stages autour du thème Aïte/ Tori, même pratique, qu’en pensez-vous ?
M.T : Quand on pratique un budo, on répète toujours la même chose, c’est le principe du Kata. Pourtant, ça change tout le temps, en fonction des personnes, bien sûr, de leur taille, etc ; il y a une multitude de possibilités, mais même avec la même personne, d’un jour à l’autre, la relation est différente, changeante. Avoir conscience de ces changements dans la relation à l’autre est très important. A partir de là, on ne se lasse jamais de la pratique.
Dragon : En Aikido, on utilise les armes (BoKen, Jo,Tanto). Quelle est l’importance de la pratique des armes en Aïkido ?
M.T. Il y a trois choses. Ca oblige à se concentrer parce que le boken ou le tanto, ça arrive vite. Donc ça permet d’aiguiser le regard de perfectionner l’attention. Et donc, ça sert à mesurer le Ma ai. Ensuite, le timing. C’est principalement pour ces raisons qu’on utilise les armes je pense.
Dragon : En Aikido, comme dans tous les arts japonais, il y a une étiquette (Reishiki). Quelle est son importance dans la pratique de l’Aïkido ?
M.T. Dans la pratique du budo, mais en fait dans toute pratique, si on n’a pas de partenaire, on ne peut pas s’entraîner. Il y a trois saluts (Rei) : celui pour O Sensei, celui pour le professeur (Shidosha), et celui pour le partenaire (Aïte).
Dragon : Que vous apporte l’aïkido aujourd’hui ?
M.T. Une des premières choses c’est qu’on peut rencontrer toutes sortes de gens, de toutes classes sociales. Sur le tatami tout le monde est sur un pied d’égalité.
Dragon : Quel conseil donneriez vous à un jeune pratiquant ?
M.T. :L’aïkido est un bon Budo. Continuez à pratiquer ! Renforcez votre corps et ensuite pratiquez en souplesse. Un autre aspect intéressant, c’est qu’on apprend à utiliser autant la partie droite que la partie gauche du corps.
Interview de Claude PELLERIN réalisée par François Frey lors du stage CEN des 11 au 13 octobre 2013
Parcours d'Aïkido :
Grade actuel : 8éme DAN CSDGE et FFAB – 7ème Dan Aïkikai.
Professeur diplômé d’État 2ème degré.
Fonctions :
Interview de Claude PELLERIN réalisée par François Frey lors du stage CEN des 11 au 13 octobre 2013
Bonsoir Claude, quand avez-vous débuté l’aïkido ?
Il y a longtemps déjà, je dirai pour plaisanter que cela date du siècle dernier mais c’est facile de le dire. C’était après le lycée à mon entrée à l’université, je cherchais une activité physique, les arts martiaux m’attiraient mais pour moi le judo et le karaté étaient trop communs. J’ai entendu parler de l’aïkido, c’était nouveau, j’ai voulu essayé.
J’ai trouvé un club à 5 mn de chez-moi, je suis allé voir et puis j’ai commencé la pratique comme cela sans savoir ce que c’était.
Le cours était donné par Maître TAMURA, cela m’a intéressé immédiatement et j’ai continué.
En fait deux côtés m’ont attrapé, la technique avec Maître TAMURA et le côté humain avec le Président du club (Mutuelle Sports Marignane) Albert CERBONI communiste engagé de l’époque qui deviendra d’ailleurs plus tard Maire de la commune de Gignac.
Tu avais quel âge à l’époque ?
Je venais d’avoir mon Baccalauréat, 19 ans.
Maître TAMURA a donc été ton premier professeur ?
Et oui (rires).
Depuis le début de ta pratique tu as donc côtoyé Senseï, que t’a-t-il transmis, que t’a-t-il amené ?
Ce qui m’est resté de toujours, c’est une réponse qu’il m’avait donné lors d’un après cours où nous nous retrouvions toujours une petite dizaine à discuter avec lui.
Jeune je n’hésitais pas à lui poser des questions et à celle « c’est quoi l’aïkido Senseï ? » il m’a répondu : « quitter soi-même, gagner soi-même, gagner la vérité ».
Je n’ai jamais oublié cela, c’est ce qui a porté et porte toujours ma pratique.
Masakatsu, c’est une calligraphie qu’il avait mis au kamisa du dojo Shumeikan.
Et l’enseignement que tu as reçus de Maître Tamura, c’était de quelle époque à quelle époque ?
Tout le temps, de mes débuts jusqu’à sa disparition.
Très rapidement j’ai appris que Senseï donnait en plus des cours de Marignane d’autres cours sur Marseille. J’y suis allé et c’est même moi qui le menait à cette époque.
Je me souviens d’ailleurs d’une anecdote dont j’ai un peu honte aujourd’hui mais qui résume pour moi la personnalité de Senseï.
J’avais une vieille 2CV dans un état lamentable, je dirai même catastrophique. Les vitres étaient bloquées tout comme la portière passager qui tenait avec des fils de fer, pour monter et sortir il fallait donc passer par le côté conducteur……..
Senseï ne m’a jamais fait la moindre remarque, je l’accompagnais dans ce semblant de véhicule et jamais il ne m’a dit la moindre chose.
Maître TAMURA donnait beaucoup d’importance dans la préparation, d’après-vous que voulait-il faire comprendre ?
C’est venu bien plus tard.
Avant chaque cours commencé par l’exercice Ameno tori fune (mouvement du rameur) à gauche, à droite et à gauche sur des rythmes différents. Chaque exercice se finissait par un exercice de respiration-méditation, les yeux fermés, les mains regroupées au niveau du centre. A la fin on ouvre les yeux et on doit avoir la sensation « d’un monde nouveau », la transition entre le monde matériel de tous les jours et l’aïkido, peut-être un monde spirituel.
Cette préparation était celle de O’Senseï je crois?
Pas tout à fait je pense, cet exercice était proposé par O’Senseï mais après chaque Uchi-Deshi l’a aménagé, complété.
Maître TAMURA a ensuite proposé d’autres types de préparations ?
Oui, les exercices Chi Gong, Do in, Shiatsu. C’était bon pour lui et il voulait nous les proposer pour que chacun se servent de ce qu’il avait besoin pour lui. Mais il disait que dans l’exercice Ameno Tori Fune il y a tout l’aïkido.
Pour lui tous ces exercices n’étaient pas une préparation-échauffement, c’était l’aïkido. A nous de se poser la question, pourquoi ? Qu’est ce qui relis ces exercices à la pratique, Il faut trouver il me semble la réponse par soi-même, aller au fond des choses.
Je me rappelle d’une photo prise lors d’un stage de Senseï, nous étions tous allongés sur le dos, les bras au-dessus de la tête. La photo prise d’en haut faisait apparaître environ 300 personnes symbolisant pour moi un champ magnétique, les pratiquants représentant les aiguilles orientées par rapport à ce champ magnétique.
Pendant ces cours j’ai souvent entendu dire par Maître TAMURA une phrase qu’aujourd’hui encore que je ne comprends toujours pas : « Toutes les techniques en Aïkido c’est pareil » ?
C’est la même chose, au travers des techniques il y a des formes d’expression différentes mais c’est la même chose. C’est permanent cela, il faut petit à petit avec la pratique, par soi-même trouver le lien et là on commence vraiment l’aïkido. Sinon on est toujours en périphérie, toujours à la peau, on n’est pas entré dedans.
Si aujourd’hui vous devriez définir, exprimer ce qu’est l’aîkido?
Pourquoi aujourd’hui ?
C’est l’aïkido, cela ne nous appartient pas.
Moi ce qui me retient aujourd’hui est exprimé dans cette calligraphie de O’Senseï : « l’aïkido entre le monde spirituel et le monde matériel ». L’aïkido de Maître TAMURA était pour moi complétement dans cette recherche, dans cette ligne.
Je me souviens avoir servis d’Uke avec d’autres Senseï Japonais, très puissants qui me faisaient chuter de façon spectaculaire mais pour moi quand j’y pense c’était assez confortable. Avec Senseï c’était différent, immédiat, vertical.
Il y a donc cette ligne verticale, c’est la question que je me pose aujourd’hui, est-elle le lien entre le monde spirituel et le monde matériel ?
C’est-à-dire la situation de l’homme :
Est-ce que la spiritualité dont on parle tant existe ou non ?
Que nous offre, nous apporte l’aïkido à nous humains dans cette recherche ?
C’est donc une philosophie, une grande recherche ?
Non, ce n’est pas une philosophie, il n’y a pas de doctrine écrite.
On est tous les mêmes humains, moi j’ai fait un peu de progrès avec la pratique, grâce à la technique je peux faire des choses, mais on est humains avant tout, pleinement humains.
Je me souviens d’une réunion lors d’un stage CEN / CER durant laquelle Senseï nous avait dit : « Je vous apporte le bonheur ». Sur le moment avec le monde je n’ai pas osé lui demander ce qu’il voulait vraiment dire. Le bonheur c’est ce vers quoi essaye de tendre chacun d’entre nous, mais la mort est derrière quand même. Je cherche encore ce qu’il voulait dire, mais je ne sais pas, je ne sais pas.
Que souhaitais vous transmettre à votre tour aujourd’hui aux pratiquants ?
Si je réponds comme cela, je dirais rien et tout…..
Je ne sais pas ce que Maître TAMURA a vécu avec O’Senseï, mais je crois qu’il l’a fait avec tellement d’engagement et de force que c’est pour cela qu’il a transmis quelque chose.
A mon tour je veux bien essayer de transmettre mais je souhaite aussi laisser à chacun la liberté de trouver sa propre voie, sa propre vie.
Au kamisa de Shumeikan une calligraphie résumait bien la vision de Senseï à voir les choses :
« Les grades ne sont rien car ce sont les hommes qui te les donnent, ce qui compte c’est ta mission car c’est Dieu qui te la donne ».
Je suis personnellement pleinement engagé dans ce que je vis, ce que je fais et je le dois à ce que j’ai vu, ce que Senseï nous a montrait tout au long de ces années à ses côtés.
Quels conseils pourrait-on donner à un jeune pratiquant ?
S’il a envie, il pratique, s’il n’a pas envie, il s’en va (rires)……
L’enseignant, le professeur a un rôle primordial dans cela.
Si tu fais et propose quelque chose de bien tu vas donner envie à l’autre, sinon il partira.
Ce que tu fais c’est bien, donc c’est propre et si c’est propre c’est beau donc le pratiquant va être attiré et développer avec cela.
Parce que le Budo c’est quoi ? Le tatami c’est le petit exercice, le grand il est en dehors, l’objectif est d’arriver à faire la connexion entre les deux.
Le dojo c’est facile ce n’est pas trop compliqué, on se connait tous. En dehors, là il faut essayer de sortir aussi quelque chose, on y arrive ou non mais c’est encore l’exercice d’aïkido.
Maître TAMURA disait à propos des grades que ceux-ci ne sont pas une finalité, pourquoi existent-ils donc dans l’aïkido ?
A la base les grades n’existent pas, c’est une création occidentale. Senseï me disait qu’au Japon il y a 3 ou 5 niveaux suivant les écoles. Chacun étant délivré par le Maître, ce n’est pas l’élève qui décide. Le dernier niveau Menkyo Kanden étant celui qui donne sa liberté à l’élève, la possibilité par exemple de créer sa propre école.
Il y a quand même une cérémonie de passage de grade au Japon actuellement ?
Il faut se poser la question sur cette cérémonie. Cela fait plaisir à qui ? Cela entretient quel système ?
Normalement c’est le Maître qui délivre tel ou tel grade ou tel ou tel niveau.
En tant que professeur, que t’apportent tes élèves ?
S’il n’y a pas l’autre, que fait-on ? Rien.
C’est grâce à l’autre que l’on peut pratiquer et avancer dans l’aïkido, c’est en tout cas comme cela que moi je vis les choses.
Ainsi à la fin de chaque cours où stages je remercie chacun d’avoir été là, de m’avoir accompagné et porter dans ma recherche.
C’est souvent au travers des élèves que je trouve des solutions aux questions que je me pose, en tout cas pour moi seul on ne peut rien faire.
Uke, Aïte, est-ce des mots que l’on peut traduire ?
Oui et non, on peut essayer mais je pense que c’est la pratique qui traduit cela.
Dans les derniers temps Senseï disait « Pour moi l’aïkido c’est Shiseï et Kokyu ». Chacun peut dire cela et traduire cela, mais moi avec 40 ans de pratique, un autre avec 10 ans et Senseï lui avec 60 ans de pratique ce n’est chaque fois pas la même chose.
Quelle est l’importance des armes dans l’aïkido ?
Maïtre TAMURA ne disait jamais Bokken mais toujours Ken. Son aïkido était ainsi, symbolisé comme cela, le sabre qui coupe.
Il ne se déplaçait jamais sans ses armes, toujours présentent au kamisa, comme si cela porté en quelque sorte toute sa pratique.
Entretien avec Pierre GRIMALDI, Président de la F.F.A.B. jusqu'en 2016 , réalisé par François FREY lors du stage CEN des 11 à 13 octobre 2013 à Bras
Bonsoir Pierre, avant de commencer vraiment notre discussion, pouvez-vous nous parler du lieu où nous nous trouvons ?
Nous sommes au siège de la FFAB et de l’ENA à Bras dans le Var.
Ce lieu existe notamment grâce à la volonté et l’implication de Maître TAMURA qui désirait un dojo dans lequel il pourrait enseigner l’Aïkido tel qu’il lui avait été enseigné au Japon. C’est pour cette raison que l’espace tatamis n’est pas plus grand (100 m2) ; c’était son désir.
Nous sommes maintenant dans une phase d’agrandissement des locaux administratifs et d’hébergements, grâce au succès de cette Ecole et de ce lieu.
Passons maintenant à votre parcours d’Aïkidoka. Quand avez-vous commencé la pratique ?
En 1968, avec un cheminement comme beaucoup d’anciens de cette époque. J’ai commencé avec Maître MOCHIZUKI au sein de la FFJDA. J’ai ensuite connu l’UNA en 1974 et c’est à cette époque que j’ai eu l’honneur, le privilège et la joie de rencontrer Maitre TAMURA.
Une anecdote à ce sujet qui me tient à cœur. Je venais de réussir mon « Nidan » avec les félicitations du jury et lorsque j’ai vu Maître TAMURA la première fois, je me suis sentis tellement petit et honteux devant lui que je lui ai posé cette question à table : « je viens d’ouvrir un club à Saint Mandrier, mais je me rends compte, qu’en fait, je ne sais rien ». Il m’a alors tapé dans le dos et m’a répondu : « Pas grave, tu sais au moins chuter….. ».
C’est grâce à lui que j’ai vraiment décidé de continuer la pratique. Je me suis investi en acceptant de repartir de zéro.
Pourquoi avez-vous choisi l’Aïkido ?
Dans ma jeunesse, j’étais quelqu’un d’assez agité. Il a fallu me remettre en place quelquefois. A 18 ans et demi, je me suis engagé dans les parachutistes coloniaux au moment de la guerre d’Algérie. Ma conception d’alors était « le plus fort gagne ».
Quand j’ai rencontré Maître TAMURA, que j’ai vu et senti ce qu’il était capable de faire malgré sa morphologie, je me suis remis en question. Si un temps j’avais envisagé de tout arrêter, j’ai finalement choisi le chemin de tout recommencer à ses côtés.
Redevenir un simple débutant malgré mon deuxième dan et le rester finalement tout au long de ma vie de pratiquant.
Maître TAMURA a été présent à vos côtés. Que vous a-t-il transmis ? Quels sont les points sur lesquels il a insisté le plus ?
Tout d’abord l’abandon de la force, même si j’ai eu beaucoup de mal avec cela.
Un travail plus juste ensuite basé sur le centre, le kokyu, alors que l’école que j’avais suivie auparavant au sein de la FFJDA ne nous en parlait jamais.
Il m’a vraiment emmené dans tous les domaines, m’aidant à me construire et à penser différemment.
La seule chose qu’il n’a pu m’enlever, c’est mon mauvais caractère et le fait que je suis plutôt un homme basé sur Irimi plutôt que Tenkan (Rires)……..
Si un débutant venait vous demander d’expliquer ce qu’est l’Aïkido, que lui répondriez-vous ?
Cela m’est souvent arrivé. La première chose que je dis, c’est que le gros avantage de notre discipline est l’absence de compétition, on travaille pour soi et sur soi-même. L’Aïkido est un art au même titre que la musique ou la peinture, c’est un travail de toute une vie.
Nous ne sommes pas dans une fédération sportive et compétitive, tout est mis en place pour l’ensemble des pratiquants et pas seulement pour une élite.
Les anciens travaillent avec les débutants et tout le monde progresse main dans la main.
Dans l’Aïkido, il y a le travail à mains nues et celui aux armes, quelle est pour vous la place de ce dernier ?
Pour moi, le travail aux armes est hautement éducatif. Nous ne faisons pas du iaïdo, du kendo ou du jodo, mais au travers de l’étude des armes, nous apprenons les notions de distance, de danger et de vigilance. Depuis quelques années, j’ai enfin compris qu’il n’y a pas le travail à mains nues où le travail aux armes, mais que les deux forment un tout.
Justement dans le travail à mains nues, il y a beaucoup de techniques, mais à quoi servent-elles en fin de compte ?
Ce que j’en ai compris, c’est que la technique est un outil, mais ce n’est pas le but à atteindre. Elle nous permet de découvrir les vrais termes du mot Aïkido, Aï (harmonie), Ki (énergie) et Do (voie).
Pierre, vous êtes Président de la FFAB . En quoi consiste ce rôle et comment devient-on Président d’une fédération ?
Je pense tout d’abord que l’on ne devient pas Président par envie de l’être…….
Au moment de la création de la FFLAB, je n’étais qu’un simple membre du Comité Directeur et je ne demandais rien de plus.
Ceux qui sont passés avant moi à ce poste m’ont montré le chemin et donné l’exemple. Je pense notamment à Jean Paul AVY qui au bout d’une année d’existence de notre fédération a dû reprendre la Présidence laissée vacante. Nous ne savions pas où aller à cette époque. Bien malgré lui, il a endossé ce rôle pendant huit années durant lesquelles il a été admirable malgré toutes les attaques qu’il a pu subir. Etre Président, c’est accepté de se retrouver souvent seul, isolé dans les décisions, c’est subir les critiques……
Toutefois, c’est sous sa présidence que nous avons économisé et ainsi pu acheter Bras. Cela nous ne le dirons jamais assez : c’est bien grâce à lui.
Après Jean-Paul, c’est Georges Benzaquen qui lui a succédé. Avocat international de métier, il avait de très grandes qualités, mais est tombé malheureusement gravement malade au bout de deux ans. Je me souviens juste avant un Comité Directeur qui devait avoir lieu en Bretagne ; il m’a fait appeler alors qu’il était hospitalisé à Paris. Il y avait sur la table un gros tas de dossiers qu’il m’a remis en me disant « tiens voilà les dossiers, c’est toi qui va présider le Comité Directeur ». J’étais nommé Président par intérim.
Georges a continué ensuite une année, jusqu’à son décès. Et de Président par intérim, je suis devenu Président. Cela dure maintenant depuis vingt ans.
Aujourd’hui, je pense quand même qu’il est temps que la relève arrive. Cette fonction est usante, épuisante à tel point qu’elle prend même le pas sur ta pratique. C’est curieux, mais lorsque tu es Président, si tu es absent d’une réunion, tout le monde s’en aperçoit, mais si tu n’es pas sur le tatami, au contraire personne ne s’en préoccupe. Au bout du compte, tu as une licence d’Aïkido, mais tu pratiques beaucoup moins…………
Ce qui m’a fait tenir jusqu’ici dans cette fonction, c’est le sentiment de vraiment servir Maître TAMURA. C’était un homme pour moi exceptionnel pour lequel j’avais la plus grande estime. A sa disparition, on m’a dit « si tu t’arrêtes maintenant que le Maître vient de partir, nous serons encore plus fragilisés ». J’ai donc accepté de continuer alors que ce n’était vraiment pas dans mon intention et aujourd’hui ce qui me blesse le plus, c’est que certains peuvent encore penser que je m’accroche à un pouvoir éphémère alors que du pouvoir je n’en ai aucun.
Avec la disparition de Maître TAMURA, la grande question était de savoir comment faire évoluer la FFAB. Qu’en est-il vraiment aujourd’hui ?
Il y a eu une période difficile à passer, juste après le décès de Senseï. Certains de ses élèves ont choisi de quitter la fédération, cela a été un coup pour nous. C’était des techniciens qui auraient pu apporter beaucoup pour la continuité de l’enseignement du Maître, mais ils ont pris une autre voie. Ce qui aurait pu nous affaiblir a en fait engendré quelque chose de nouveau chez la majorité de ceux qui ont décidé de poursuivre l’aventure. Je suis désormais entouré et aidé par ces Cadres qui en plus de leur investissement dans la technique et la pratique se trouvent présents et jouent un rôle primordial dans l’administratif de notre fédération.
Aujourd’hui tous ces techniciens donnent du sang neuf, une force et une puissance à notre fédération. Le meilleur exemple est ce week-end que nous venons de passer, durant lequel nous avons senti une vraie cohésion de groupe et un investissement de chacun à tous les niveaux.
Entretien paru dans le n° 54 du journal de la FFAB, Seseragi.
Interview de Gilbert MILLIAT Shihan 7e DAN, CEN de la FFAB
Début en Aïkido : en Mai 1968 sous la direction de Pierre Almand créateur du club d’Annecy en 1964. A cette époque celui-ci invitait les Maîtres Japonais pendant tout le mois de Juillet pour diriger les premier stages Internationaux d’été en France : Maître TAMURA, Maître NAKAZONO, Maître TADA, Maître NORO, Maître ASAI, Maître ITCHIMURA ont dirigé ces stages de 1964 à 1974.
Grade actuel : 7éme DAN CSDGE et FFAB – 7ème Dan Aïkikai.
Professeur diplômé d’État 2ème degré.
Fonctions :
Gilbert passe le 1er Dan en 1972, il succède à Pierre Almandà la direction technique de l’Aïkikai d’Annecy en 1973.
Moniteur Fédéral FFJDA en 1975.
Brevet d’Etat 2ième degré depuis Sept 1975.
Délégué technique Régional Dauphiné – Savoie de 1975 à 1981.
Diplôme Fukushidoin F.E.A en 1981.
Animateur Technique National puis Chargé d’enseignement National FFAB depuis 1981.
Directeur technique de l’Aïkikai de Cran-Gevrier depuis 1982.
Assistant Technique de la Fédération Espagnole : A.E.T.A (Asociacion Espanola de
Técnicos de Aïkido) depuis 1992.
Interview réalisée par François Frey |
Bonsoir Gilbert, quand avez-vous commencé l’aïkido ?
J’ai commencé l’Aïkido en avril 1968, et je n’ai jamais cessé de pratiquer. J’ai aujourd’hui bientôt 67 ans et cela donc faire environ 45 ans de pratique continue.
Qui était votre professeur à cette époque ?
Mon professeur s’appelait Monsieur Almand, il était kinésithérapeute et connaissait les japonais depuis les années 1960 notamment Maître Nakazono avec qui il allait s’entrainer tous les quinze jours à Marseille. Quand Maître Tamura est arrivé en France quelques années plus tard, Maître Nakazono a demandé à mon professeur qui habitait à Annecy s’il ne pouvait pas organiser l’été des cours pour permettre notamment à Maître Tamura d’améliorer ses fins de mois. C’était difficile à l’époque, il y avait peu d’élèves, peu de dojos. Nous avons donc eu le privilège d’avoir le premier stage international d’aïkido à Annecy qui avait une durée d’un mois. Il y avait des français bien sûr mais aussi des suisses, des belges et des représentants d’autres pays. Au bout de trois mois de pratique j’ai donc rencontré plusieurs experts japonais et fais le stage en entier à raison de quatre heures par jour.
Avec Maître Tamura ?
Avec Maître Tamura et Maître Nakazono puisqu’ils se partageaient les cours. Les années suivantes il y a avait aussi des maîtres de passage comme Maître Tada, un autre maître japonais qui venait de Suède ainsi que Maître Noro qui était passé aussi. J’ai donc été au contact des maîtres japonais dès le début.
Quel était l’âge de Maître Tamura à cette époque ?
Il devait avoir un petit plus de trente ans à cette époque-là et je dirais qu’il m’a fasciné par ce contact et cette manière d’enseigner même si son français était encore laborieux ; je crois que tout cela m’a véritablement attiré.
Donc vous avez toujours suivi Maître Tamura ?
J’ai été passionné par cet homme, son travail technique mais aussi son côté relationnel assez « magique » qui vous attirait parce que remplis de sincérité. Une certaine distance mais beaucoup de respect et le bonheur d’être un de ses élèves. Malgré des moments difficiles dans la pratique tout cela m’a permis de ne pas lâcher et continuer jusqu’à aujourd’hui encore.
A quoi étaient dus ces moments de doutes ? Quelles en étaient les raisons précises ?
Je crois que c’est un peu comme tout le monde, on voudrait que les progrès arrivent beaucoup plus vite mais malheureusement la loi est comme cela, l’apprentissage comme dans d’autres domaines de la vie, passe par de la patience, s’accrocher pour réellement découvrir les choses, il faut persévérer ce qui en fait une école de vie que je trouve intéressante. Je pense que dès lors qu’il y a de la difficulté pour arriver à quelque chose, derrière quand on y arrive, il y a de la joie. Si l’Aïkido est intéressant c’est qu’il n’est pas facile à comprendre tout de suite.
Il s’agit plus d’une recherche de soi-même ou d’une recherche technique ?
Au début, il y a une recherche technique et au fil des années, notre vision de la discipline change, les compréhensions changent et on s’aperçoit que l’Aïkido nourrit la personne sur le plan philosophique, spirituel, sur son existence, sur le contact avec les autres, sur la relation humaine… je crois qu’il y a ces richesses derrière la technique et elle paraissent importantes.
Quel âge aviez-vous quand vous avez commencé la pratique ?
J’avais tout juste 21 ans.
Pourquoi avez-vous choisi l’Aïkido à cette époque-là ?
Lorsque j’ai commencé, j’étais hésitant entre le Judo et l’Aïkido. Mais l’Aïkido m’avait déjà touché grâce à un reportage télévisé que j’avais vu des années auparavant. Souplesse, beauté du mouvement m’avaient fascinées et je me suis dit que plus tard j’essayerai. A la fin de mon apprentissage de retour sur Annecy je me suis renseigné et par chance une section d’aïkido existait. Voilà comment je me suis inscrit à l’Aïkido, un peu par hasard comme çà en me disant que je ferai aussi un peu de judo pour voir. Mais une fois que j’ai eu commencé l’Aïkido, je me suis rendu compte que ce n’était pas si facile que cela. Je me suis alors dit que ce n’était pas la peine d’aller commencer un autre art martial car ce serait pareil et qu’il fallait s’accrocher à ce que je venais de commencer.
Comment pourriez-vous définir l’Aïkido aujourd’hui ?
C’est pour moi une discipline complète qui va bien au-delà de l’étude purement technique, elle amène à une connaissance de soi mais aussi à gérer ses relations avec les autres.
Au départ j’étais jeune et ma pratique basée alors sur l’engagement physique et musculaire, avec comme simple but la recherche de l’efficacité. Au fil des années les choses ont changées mais même en vieillissant la pratique fait toujours partie intégrante de ma vie. Si on a bien compris le sens profond de l’Aïkido, on peut utiliser correctement l’énergie en synchronisant le physique et la respiration, on conserve la souplesse, le relâchement, la détente, tout cela aussi pour la santé. Même si le côté physique diminue aujourd’hui, à l’approche des 70 ans, d’autres richesses m’apparaissent et me disent que le chemin n’est pas fini, que j’ai encore beaucoup à découvrir par la pratique.
C’est ce que l’on voyait chez Maître Tamura avec l’évolution de son âge.
On a vu son Aïkido évoluer ; on évoluait mais lui évoluait encore plus vite que nous. Tous les six mois, tous les ans, il y avait encore quelque chose de changé, nous avions l’impression d’avoir progressé mais on sentait qu’il apportait encore autre chose. On se demandait si on n’avait pas su voir ou comprendre mais en fait c’était lui qui évoluait en permanence et donc les choses changeaient, s’enrichissaient. C’est dommage qu’il nous ait quittés un peu trop tôt car il avait encore beaucoup à nous apporter.
Quelle est l’importance des armes en Aïkido ?
Au début, on ne comprenait pas trop, on faisait du sabre sans trop comprendre. J’ai commencé à mieux sentir les choses avec la venue de Maître Chiba en France lors de stages et qui pratiquait beaucoup les armes. Aujourd’hui, je comprends mieux la nécessité de celles-ci et la relation armes/mains nues. Les gardes fermées, le relâchement du corps pour réaliser des coupes, la position du centre, la puissance des hanches, l’engagement des attaques, les notions de distance avec les armes… je pense que tout cela est partie prenante de l’Aïkido et que nous ne pouvons pas dissocier les armes d’un côté et la pratique à mains nues de l’autre, c’est un ensemble qu’il faut essayer d’équilibrer dans notre pratique.
Qu’est-ce que Maître Tamura a essayé de transmettre à travers son enseignement ?
Je crois qu’il a essayé de nous amener non seulement à une pratique sur le tatami mais à une pratique dans la vie de tous les jours : être constamment dans cette attitude-là. Ne pas chercher simplement à être bien sur un tatami, chercher à faire des techniques exactes, efficaces mais que cette attitude perdure lorsque l’on sort du dojo par notre façon d’être, par notre comportement. Il ne suffit pas d’être sur le tapis et d’essayer de faire bien en disant qu’il faut être comme çà et aussitôt dehors ne plus respecter les personnes ou être trop orgueilleux… c’est une façon de vivre et il faut essayer d’avoir cet équilibre dans sa vie. Ce n’est pas facile car on peut avoir une tendance dès que l’on quitte le tatami à être un peu plus négligeant, un peu moins respectueux des choses. L’apprentissage c’est d’être en permanence en recherche sans pour autant qu’il s’agisse d’une idée fixe.
L’attitude que l’on a sur un tatami non seulement physique mais aussi mentale, se retrouve pour qu’il y ait une transformation de la personne et que cela ait une incidence sur la vie quotidienne puisqu’on dit que si l’on pratique bien l’Aïkido, on est censé trouver la paix en soi et cette paix doit rayonner avec les autres sinon il y a quelque chose qui ne va pas.
Quel(s) conseil(s) donneriez-vous à un jeune pratiquant qui commencerait l’Aïkido ?
C’est une question extrêmement difficile. Je pense que je lui donnerais aujourd’hui une autre approche de l’Aïkido en lui disant que le chemin est long, qu’il faut commencer par quelque chose qui apparaît le plus simple, même s’il ne s’agit que d’une gestuelle physique et que derrière cela il y a quelque chose de très riche et de très intéressant à découvrir.Il faut patienter et bien suivre les conseils d’un bon professeur et surtout chercher un bon professeur.
Et quels seraient les conseils que vous donneriez à un pratiquant plus avancé ?
Il faut toujours être en recherche et ne pas se contenter des connaissances d’hier mais savoir que le chemin est loin d’être terminé. Il faut donc persévérer pour encore et encore pratiquer les mêmes choses jusqu’à ce que le regard change, les sensations changent et que la compréhension de notre discipline s’approfondisse. On rentre alors vraiment dans l’essence, la subtilité de la pratique pour parvenir à ce travail d’unité, à ce travail de maîtrise de soi. Normalement, lorsque l’on a bien pratiqué, tout ce qui est parasite, négatif s’en va ; il y a alors un sentiment de bien-être qui apparaît et il y a forcément un phénomène de rayonnement sur l’environnement que ce soit dans sa famille ou avec ses amis ou encore avec les personnes que l’on rencontre. Je pense que c’est important d’arriver à un état de bien-être, de bon équilibre et que l’on puisse transmettre çà aux autres. Il s’agit d’un côté positif qui permet de gommer certaines difficultés de la vie dont nous sommes souvent à l’origine nous-mêmes. Lorsque l’on est coléreux, orgueilleux, quand on ne sait pas s’accorder avec son conjoint… les malheurs ne tombent pas que du ciel, ils sont souvent en nous et l’Aïkido peut contribuer un petit peu à réguler tout ça.
Gilbert, vous êtes 7ème Dan d’Aïkido aujourd’hui. Quelle est la signification et le sens que vous donnez à ce grade ?
Les grades, quand on en a, on est bien content de les avoir mais ça ne solutionne rien derrière. Ce n’est pas parce que je suis 7ème Dan aujourd’hui que la recherche s’arrête, au contraire elle est toujours là et il faut faire attention. Quand on a un grade élevé, il faut être à la hauteur du grade qui a été décerné, il y a donc normalement plus de vigilance à avoir. Cela n’arrête donc pas la recherche mais au contraire la rend plus pointue.
Vous qui êtes un professeur reconnu, respecté et aimé par de nombreux pratiquants, que désirez-vous transmettre en priorité aux pratiquants ?
Je crois que ce qui est le plus passionnant c’est de transmettre en essayant de donner aux élèves c’est-à-dire de les aider à découvrir l’Aïkido. C’est la plus grande joie que l’on peut avoir. Je pratique, j’ai besoin de vous pour pratiquer, vos difficultés me font progresser et en contrepartie, je peux vous aider à progresser, nous marchons ensemble en fin de compte. La plus grande récompense c’est quand on sent que les élèves progressent, quand on sent que l’on va pouvoir présenter des élèves aux examens pour vérifier leur niveau. On a fait quelque chose et il y a un résultat derrière. Mais en même temps, ils m’aident et me permettent aussi de progresser. En enseignant, j’enseigne beaucoup, malheureusement peut-être trop, j’ai toujours cette idée d’essayer de donner le maximum pour aussi encourager car ce n’est pas toujours facile. En retour, il y a un échange, l’élève progresse, le club grossit, il y a une meilleure qualité de pratique pour tout le monde donc tout le monde s’enrichit et se rapproche du but, de l’essentiel de notre pratique. S’il y a des bonnes sensations de pratique, l’Aïkido est souple, dynamique, il y a beaucoup de présence, il y a de la joie même si l’on transpire beaucoup et qu’il y a de la fatigue mais il y a toujours un plaisir qui est là malgré la difficulté. Je crois que ces moments de pratique intense permettent de se ressourcer, de vider tout ce qui est négatif et de repartir. On voit très souvent cela à la fin des cours, on est apaisé, on est bien, c’est un moment de régénération de la personne, des autres et il me semble que c’est important.
Notre discipline est très riche. On peut aborder l’Aïkido avec un travail physique au départ pour ensuite essayer de passer par un travail plus souple, plus coulé, plus fluide. On parlait de l’Aïkido de O’Senseï et d’autres très grands experts où la fluidité se transformait quasiment « en gaz » et on arrive parfois à ressentir cela dans certaines techniques où, presque sans toucher la personne on arrive à la déséquilibrer, pas toujours car on a que des bribes de sensations comme çà. Je crois qu’en continuant à chercher, on peut encore assouplir et rendre l’Aïkido plus fluide, plus souple mais avec de la puissance qui amène à un travail du temps juste c’est-à-dire la seconde précise où l’on peut passer la technique et mettre l’autre en déséquilibre au lieu de compenser les imperfections par des mouvements musculaires.
Il y a beaucoup de techniques en Aïkido. Très souvent Maître Tamura disait que c’était « tout pareil ». Comment doit-on comprendre ces mots ?
C’est « tout pareil » parce qu’il s’agit des mêmes bases et les bases, il n’y en a pas des centaines. Il y a les notions de distance, d’entrée, de relâchement, de relation avec l’autre, de temps juste, de l’espace à créer, … et avec çà que l’on fasse shihonage, kotegaeshi ou une autre technique, il faut qu’il y ait ces bases dedans. Ces bases sont le fil conducteur dans l’apprentissage des formes techniques mais il est plus facile d’apprendre la forme quand on a compris les bases, après on peut poser des formes techniques dessus. Souvent on commence par le contraire et on fait de la forme et il n’y a pratiquement pas de bases dedans parce qu’on n’a pas assez d’expérience. Il faut inverser les situations mais cela vient avec le temps. Il faut enseigner les bases même à des débutants, ce que je n’ai pas fait au début et ce, pendant longtemps me limitant à la forme, au physique. Aujourd’hui je n’enseigne pas de la même manière. On peut sensibiliser les pratiquants aux bases essentielles sans être trop exigeant car quelqu’un qui débute ne peut pas faire juste tout de suite mais l’essentiel est bien là.
Est-ce que tout le monde peut pratiquer l’Aïkido ?
Je pense qu’il y a une large panoplie de personnes qui peuvent pratiquer. Les jeunes par exemple, je pense que si on sait s’adapter à eux, on peut leur faire pratiquer l’Aïkido très tôt. J’ai eu aussi des expériences où des pratiquants ont commencé l’Aïkido à 50 voire 55 ans et que j’ai personnellement emmené au 2ème Dan en une dizaine d’années. Bien sûr s’il y a des soucis physiques, articulaires, de colonne vertébrale, c’est plus compliqué mais alors on peut s’orienter vers des créneaux « séniors » où l’on fait de l’Aïkido beaucoup plus tranquille avec beaucoup moins de chutes. On s’adapte à l’âge mais on peut encore étudier l’Aïkido. Bien sûr il n’y aura pas toute la dimension d’expérience qu’un jeune aura fait avec des ukemi, des chutes très rapides. A un certain âge, on ne peut plus faire ce genre de choses mais il y a encore une partie de la discipline que l’on peut travailler.
Que représente pour vous le fait d’être Chargé d’Enseignement National (CEN) pour la Fédération Française d’Aïkido et de Budo (FFAB) ?
Nous avons été choisis parce qu’on avait de l’ancienneté, parce qu’on suivait le développement de la Fédération, parce qu’on suivait le Maître aussi bien sûr. L’organisation s’est tournée vers les techniciens qui étaient présents et dont on avait la certitude que l’on pourrait leur confier des missions pour représenter la Fédération et seconder d’une certaine manière Maître Tamura qui ne pouvait pas tout faire tout seul. De l’Association Culturelle Française d’Aïkido du début, qui était une petite école, une petite association, nous sommes passés à une fédération qui s’est développée. Les CEN, derrière Maître Tamura, retransmettent non seulement « l’Aïkido tapis » mais s’engagent aussi dans une sensibilisation des pratiquants et des clubs à la vie fédérale de manière à ce que la famille s’organise et se développe sur le plan administratif, sur le plan technique, sur le plan relationnel. Je pense que c’est cela un « chargé d’enseignement », c’est l’enseignement oui, mais avec le souci du développement de notre discipline.
Construire l’avenir de l’Aïkido : le sens du Budo porté par la FFAB.
Face aux questionnements de pratiquants d’Aïkido dans notre fédération, les Chargés d’Enseignements Nationaux (CEN) apporte des éléments de réponse qui éclaire la vision de la FFAB et le travail engagé collectivement pour l’avenir. Henri Avril Shihan, Jacques Bardet Shihan, Jacques Bonemaison Shihan , Michel Prouveze Shihan, Marie Christine Verne ont contribué à cette interview.
En réponse au questionnement de pratiquants d’Aïkido dans notre fédération, j’aimerais aborder certains points clés des interrogations que nous percevons. Tout d’abord, la FFAB défend un positionnement fédéral qui associe d’une part un travail conjoint avec le ministère pour le développement de l’Aïkido et d’autre part le travail de fond sur l’art en lui-même. Se pose alors la question : peut-on vivre l’art tout en respectant les contraintes qui émanent du ministère ? Quelle était la vision de Maître Tamura à ce sujet ? Est-ce qu’une autre position, en dehors de tout cadre ministériel pourrait avoir du sens ?
J. BONEMAISON. - Je veux bien commencer.
Un guerrier c’est d’abord connaitre la réalité du terrain. En ce qui concerne le terrain en France, nous nous trouvons dans un état centralisateur. Il est vrai que cela peut nous plaire ou pas, il est vrai qu’il existe d’autres états plus fédéraux, avec des formes d’indépendances différentes : c’est le cas aux Etats Unis ou bien en Allemagne. Mais la France est un état centralisateur : c’est un fait. Si la question est de vivre en dehors de cette contrainte, la réponse est simplement ‘non’.
Mais il s’agit juste d’une contrainte à considérer comme telle. On pourrait la comparer au fait qu’il faut aujourd’hui un permis pour conduire un véhicule, ou bien qu’il n’est plus possible de conduire en ayant pris de la drogue et que la prise d’alcool est de plus en plus contrôlée également. Il s’agit de situations de fait, à prendre en compte comme telles.
On pourrait rapprocher cela également de l’époque du démarrage des brevets d’état dans le monde de l’Aïkido. A ce moment-là, j’étais moi-même en situation de passer le brevet d’état et cela ne me plaisait vraiment pas... pour ne pas dire plus ! Nous étions encore dans la fédération de judo et j’avais posé la question à Senseï à-peu-près dans ces termes : « Senseï, ne serait-il pas beaucoup mieux, que je consacre tout le temps qui va m’être nécessaire à étudier le programme complet du brevet d’état, à pratiquer avec vous ? A vingt-cinq ans, il est presque logique de raisonner comme cela. La réponse de Senseï m’avait alors complètement remis en place : « Dans une situation où tu as les mains sales et l’eau est propre ; mais si tu souhaites avoir les mains propres, alors tu auras l’eau sale ; il n’est pas possible d’avoir à la fois les mains propres et l’eau propre ». Comprenne qui veut… De mon côté cela m’a interloqué.
J’ai raconté cela il y a peu de temps à un de mes élèves…qui a eu ensuite envie de passer le brevet fédéral. Peut-être le message aura-t-il encore porté des fruits ?
Il me semble que cette anecdote est pleinement dans le sujet. Si l’on réfléchit au développement de notre discipline, il me semble immature de chercher à se passer des autres, de chercher à se passer de la réalité courante en s’enfermant dans une soi-disant pureté de notre dojo isolé : le dojo est-il vraiment pur ? Et combien de temps durera-t-il ? Grâce à qui ce dojo existe-t-il ? Toutes ces contraintes font partie intégrante de la vie de la société. Ici même, au dojo Shumeikan, nous venons de voir, avec la DDJS, que l’on ne peut pas continuer sans respecter ces contraintes réglementaires. A mon sens, on ne peut pas se passer de cette réalité. Au contraire, le combat consiste à gagner au milieu de toutes ces contraintes.
Il est vrai que ce n’est pas toujours facile : mais c’est également notre instrument de travail personnel, notamment pour nous les anciens.
M PROUVEZE - Je crois qu’il est facile, dans le discours, de déclarer qu’on peut se passer de notre environnement. C’est très facile. On déclare être libre. Mais cette liberté s’arrête de toute façon aux contraintes de la réalité. Il existe une contradiction très claire quand nos opposants nous déclarent à la fois vouloir la trans-fédéralité, en annonçant « nous sommes d’accord pour faire passer les grades Aïkikaï indépendamment de toute fédération agréée, afin de favoriser le développement de ces grades Aïkikaï », mais lorsqu’ils déclarent en même temps « nous respectons la loi en acceptant la nécessité que les personnes qui se présentent au grade Aïkikaï disposent au préalable d’un grade
officiel UFA reconnu par le ministère’. Il s’agit d’une contradiction extraordinaire dans leur position : en France, seule une fédération agréée peut faire passer un grade officiel reconnu par le ministère !
C’est une contradiction fabuleuse de déclarer à la fois «nous sommes libres, nous voulons nous passer de l’état»… mais en même temps « on respecte les lois et on ne peut pas se passer de l’état ». De fait, ces groupes cherchent à ne pas respecter complètement les lois.
J. BARDET - Pour moi, il existe également une contradiction entre un mode ancien, que l’on pourrait rapprocher des « ryu », qui étaient fréquentés par très peu de personnes, où un Maître travaillait avec 10 à 20 élèves ou disciples. Les débats autour des fédérations d’Aïkido ne sont plus dans ce contexte. Nous essayons au contraire aujourd’hui d’étendre l’Aïkido à toute la société. En France, nous sommes contraints par un système difficile d’un certain point de vue, lié au fait que l’état prend parti par rapport à ce qui se passe dans les fédérations. Mais d’un autre point de vue, ces contraintes sont liées à un avantage énorme de ce système : l’accès à des salles gratuites. La contrepartie consiste à respecter certaines lois. Il faut également prendre conscience que c’est également grâce à ce système que l’on a autant de pratiquants en France.
C’est facile de tenir un discours contre le système mais, dans les faits, il n’est pas possible de sortir simplement du système, puisque l’accès à ces salles gratuites pour le plus grand nombre requiert d’appartenir à une fédération agréée.
Sur ce point, il reste bien sûr possible de bâtir des dojos uniquement à partir de fonds privés. Mais, compte tenu des financements importants nécessaires, seuls certains (avec plus de moyens) réussiront à le faire et cela se limitera à un nombre restreint d’opportunités. Dès lors, le développement de l’Aïkido se limitera de fait à un nombre restreint de dojos et de pratiquants, dans de petites structures avec des cotisations beaucoup plus élevées. Il me semble nécessaire de considérer au contraire l’apport du système français, pour la construction de l’avenir de l’Aïkido à grande échelle, et non seulement pour son propre dojo.
Dans les faits, et pour l’avenir, la société et le contexte dans lequel se développe l’Aïkido ont évolué.
Nous commençons à enseigner dès le 1er ou 2nd Dan, parfois même dès le premier kyu. Pour enseigner, nous sommes soumis à certaines contraintes de diplômes. Dès lors il ne s’agit plus du système japonais au sens des «ryu». Nous ne sommes plus en rapport direct et constant avec le Maître, comme dans un dojo ancien où les élèves pouvaient passer toute la journée en contact avec lui, en le côtoyant plusieurs heures chaque jour. Plus largement, le développement actuel de l’Aïkido correspond concrètement à notre société, avec la possibilité de travailler conjointement sur le tatami dans une atmosphère d’amitié, en s’aidant les uns les autres, en se corrigeant les uns les autres, en observant et étudiant le travail des uns des autres. Ce système correspond aux besoins de notre société, et il ne s’agit plus de demeurer dans le monde ancien.
Personnellement, je pense que nous ne vivons plus dans le monde ancien, et que notre mission de développement de l’Aïkido ne consiste pas à retourner à ce monde. Dans le cas contraire, il faudrait accepter de s’enfermer dans un dojo plus restreint. Pour se développer en maintenant au contraire un système proche des « ryu », soit il est nécessaire de disposer de gros moyens financiers, soit on se trouve en pleine contradiction : en effet, dans tous les cas, les personnes qui optent pour ce système vont s‘appuyer sur des clubs qui utiliseront des salles gratuites, rendues accessibles par une fédération agréée.
H. AVRIL - Je ne sais pas exactement si ceux qui défendent ce type d’orientation ont des gros moyens financiers. Mais je pense qu’ils sont aujourd’hui dans une mentalité juvénile, qu’on avait nous-mêmes peut-être… il y a trente ans. Pour moi qui ai vécu ma jeunesse avec cet état d’esprit, ce que propose Mutokukaï par exemple est un retour en arrière, finalement. On a bien sûr pensé à leur système ; nous avons essayé de faire comme eux à une époque. Mais nous en sommes finalement arrivés au système actuel, dans le but de réellement se développer, et pour donner également le champ libre à notre Maître afin qu’il puisse s’exprimer pleinement.
Proposer aujourd’hui ce type d’orientations représente pour moi un retour en arrière. On a déjà expérimenté tout cela dans le passé. Peut-être le système auquel nous avons abouti actuellement n’est pas l’idéal, mais en même temps c’est le fruit de tout un parcours historique, réalisé par des personnes qui ont autant de capacités et de réflexions que d’autres, fruit du travail de personnes qui ont expérimenté différentes possibilités et surtout qui se sont pleinement engagées dans ce développement. Il reste toujours possible de penser d’emblée qu’on sera meilleur que les générations précédentes, mais je pense qu’il importe, notamment en Aïkido, de respecter ce que ceux qui sont venus auparavant ont construit.
M.C. VERNE - Le système fédéral ne sera jamais un système parfait.
Mais en effet, depuis le départ de Maître Tamura, j’ai le sentiment que certaines personnalités de l’Aïkido vivent une certaine crise d’adolescence. Lors de la pratique, Maître Tamura était assez exceptionnel dans sa capacité à nous ouvrir un réel espace de liberté. Non pas une liberté pour créer de nouvelles techniques mais pour devenir autonome. Probablement certains n’ont pas pleinement emprunté cette route-là. Et privés aujourd’hui de ce soutien, ils semblent vivre en Aïkido une forme de crise qui ressemble à celle de l’adolescence faite de ressentiment, de frustration …où l’institution sociétale jouerait les intrus. A l’inverse, les personnalités qui ont su développer leur autonomie, ne se sentent aucunement privées de liberté en restant dans la structure.
Le système fédéral n’est pas un système parfait mais c’est une juste synergie de compétences techniques, pédagogiques et humaines offertes et accessibles à tous, à tous les niveaux avec cette garantie d’accéder au plus haut niveau si tel est le désir et l’investissement du pratiquant. Mais c'est surtout une communauté de pratiquants; de nombreuses personnes s'investissant vraiment beaucoup et très souvent bénévolement, pour le bien commun de tous, pour maintenir un accès des plus efficaces à la pratique de cette discipline qu’est l’Aïkido.
Tamura Shihan aurait pu lui-même développer son activité sous une forme privée. Il avait pleinement l’envergure et le talent pour le faire. Mais, au-delà de ces talents, il aspirait à autre chose, il doit s’agir de l’efficacité du cœur dans la pratique, notion à laquelle il tenait tant.
Aujourd’hui, on est vraiment en droit de se demander si les techniciens qui sortent de la fédération pensent réellement à leurs pratiquants ? Ne se trouvent-ils pas plutôt dans une crise personnelle, au détriment de la construction dynamique de ce collectif ?
Comment Maître Tamura, dans le passé, avait exprimé sa vision sur ce débat ?
M. PROUVEZE - Il me semble que certains oublient aussi l’origine de la FFAB. Il y a bien longtemps, Senseï avait décidé de quitter la fédération de judo, afin de trouver l’autonomie. A cette époque, il s’agissait de décisions et d’évolutions complexes dans l’histoire de l’Aïkido. Maître Tamura expliquait sa décision en se référant à O’Senseï. Il soulignait qu’il ne voulait pas se retrouver plus tard devant O’Senseï, et devoir lui expliquer d’avoir placé notre Budo, notre pratique, sous la contrainte d’un art distinct à vocation sportive. Bien sûr, il ne l’exprimait pas exactement avec ces mots, mais je crois que c’est vraiment dans cet esprit qu’il nous donnait sa vision. C’est ainsi, pour sortir des contraintes propres au judo, qu’a été créée dans un premier temps la FFLAB, devenue dans un second temps - après l’agrément du ministère – la FFAB.
La FFAB a été créée dès l’origine par Maître Tamura dans un cadre légal français, respectant l’ensemble des contraintes propres aux ministères et aux lois françaises. Nous avons déjà évoqué les contraintes actuelles liées aux grades d’état et aux diplômes nécessaires à l’enseignement de l’Aïkido : tous ces éléments étaient déjà présents lors de la création de la FFAB et tous ces éléments faisaient partie intégrantes du choix déjà réalisé par Maitre Tamura à cette époque.
Cela me semble un discours facile, mais assez incohérent, d’une part de se déclarer l’héritier de Maitre Tamura, de déclarer se libérer des contraintes étatiques et d’autre part d’appuyer son propre développement sur l’ensemble des clubs des fédérations existantes, des clubs qui se sont développés, qui ont pu vivre et se sont structurés par ces fédérations. A la fois on se déclare libre des contraintes et des obligations fédérales et étatiques mais, de fait, on utilise pleinement le système fédéral permettant que les pratiquants disposent à la fois d’assurances et de diplômes grâce à l’adhésion fédérale de chacun. Cet état d’esprit me semble incohérent et plein de contradictions.
H. AVRIL - Je pense en effet qu’il est important de se référer à cet historique. Ce n’est pas une question réellement polémique pour moi. Simplement, il faut que chacun soit conscient de l’histoire antérieure. Et il importe que chaque pratiquant soit conscient que pour que chaque stage se déroule, pour que chaque expert puisse s’exprimer pleinement sur le tatami, il est nécessaire en arrière-plan qu’un ensemble de personnes travaillent à la gestion des questions administratives propres à une fédération.
J. BONEMAISON - De plus l’Aïkido est destiné au monde entier. Il ne doit pas être vu et construit à travers le prisme d’un groupe ou d’une catégorie restreinte et plus élitiste. C’est sur ce point que se situe la rupture du message de O’Senseï avec les Budo qui se développaient antérieurement au Japon. Dans l’Aïkido c’est ce message et cet état d’esprit qui méritent d’être respectés. D’ailleurs, il est remarquable de noter que la France est le pays comportant le plus grand nombre de pratiquants au plan mondial. Cela répond très bien à cette ambition, ambition associée à la vision de O’Senseï de vivre ce message de paix dans toutes les cultures quelles qu’elles soient. Le réduire à une interprétation plus fermée et plus élitiste ne correspond pas à cette vision : une telle interprétation n’est pas encore l’Aïkido. Pour reprendre l’image de Senseï, si on ne veut pas avoir à la fois les mains sales et l’eau sale, je pense que l’on ne peut pas trouver mieux, qu’on ne peut pas obtenir de meilleurs résultats que par l’orientation fédérale choisie par Maître Tamura.
Cependant, pour certains, le travail réalisé actuellement auprès des ministères éloignerait la fédération de la pratique d’un Budo, conduirait à une perte de l’essence de l’Aïkido. S’agit-il d’une perspective probable, et cela vous inquiète-t-il ?
M. PROUVEZE - De tels discours, de telles pensées me semblent proprement scandaleux. Pendant quarante ans de sa vie Maître Tamura s’est investi dans ce ‘format’ de développement, s’appuyant sur la relation entre la structure administrative de la fédération et les structures juridiques et légales propres au gouvernement français. Est-ce que cela signifierait alors que lui-même se serait trompé pendant quarante ans, et que maintenant un éclair de génie dirait aux uns ou bien aux autres qu’il est préférable de se passer de cette structure ? C’est un discours incompréhensible !
J. BONEMAISON - Et son dojo Shumeikan au centre de la fédération ?!
M.C. VERNE - Il est peu cohérent de penser le Budo contraint par une quelconque forme d’organisation …en faillite d’âme.
Dans l’aspect visible des choses (OMOTÉ), la fédération s’emploie à concrétiser l’espace et les éléments nécessaires à la pratique. Dans l’aspect caché des choses (URA), le Budo demeure une recherche personnelle propre à chacun. L’institution ni ne prend, ni ne donne le Budo aux pratiquants. Le champ fédéral soutient individuellement et collectivement l’approfondissement de cette recherche.
Seule l’agitation mentale liée à cette hypothétique idée d’une perte de l’essence de l’Aïkido est un contresens conséquent pour le Budo en ce qu’il prend l’URA pour l’OMOTÉ.
A nous et à nous seuls de faire de l’espace fédéral, un espace de respiration.
J. BONEMAISON - Oui, j’ai même lu dans un article qu’on nous oppose le terme ancien ‘Shu Ha Ri’, soulignant donc une progressivité : « on se forme, on intègre, et puis on quitte le Maître ». Donc, à partir d’une certaine expérience, le technicien a le niveau … et quitte le Maître. Mais en fait, « Shu Ha Ri » n’exprime pas cela du tout : pour commencer, comme toujours en japonais, la signification de l’ensemble ne doit pas être recherchée comme une addition du sens de chacun des trois idéogrammes.
Ensuite, dans ‘Shu’ on trouve les notions de ‘loi’ et de ‘toit’ : donc l’idée de « garder », de « conserver », mais aussi…de « respecter ».
Dans ‘Ha’ on trouve les notions de la « peau que l’on tanne, que l’on racle » ainsi que «la pierre qui sert à ce travail».
Et ‘Ri’ exprime en effet les notions « disperser, quitter », et… «transcender».
On pourrait donc croire, avec une analyse occidentale, qu’il s’agit de quitter le Maître. Mais, en fait il ne s’agit aucunement de cela. Shu Ha Ri correspond aux trois étapes du Bouddhisme, et ‘Ri’ exprime le fait de quitter, non pas le Maître, mais l’ego.
Donc il ne s’agit aucunement de quitter la maison : c’est tout autre chose, une dimension toute autre. Par ailleurs, il est bien souligné également qu’il ne s’agit pas non plus d’étapes à considérer réellement séparées. Ha et Ri sont présents dans Shu, et inversement. Les trois sont toujours présents mais simplement, dans l’instant, à certains moments de notre expérience, il y aura prédominance de l’une ou l’autre de ces notions.
On ne peut pas se servir de ce terme pour justifier que l’on quitte la maison. C’est un véritable contresens. Il s’agit en fait de quitter une partie de soi-même, mais pour être plus profondément soi-même, en sachant au contraire rester dans la maison, être plus pleinement dans la maison.
Dans notre fédération, les techniciens ont également une place importante dans le travail fédéral institutionnel, notamment au sein de différentes commissions. En quoi cette présence forte des techniciens dans la vie fédérale et donc dans les décisions fédérales est-elle cohérente avec ce qu’avait souhaité construire Maître Tamura ?
M. PROUVEZE - Cela a été un choix de Senseï que l’administratif ne soit pas qu’administratif. A cette époque, il y a eu très clairement une décision concernant l’importance de la présence des techniciens dans le circuit de décision politique. Ce n’est pas un hasard s’il y a autant de techniciens ensemble dans le comité directeur ; comité directeur dont on peut aussi rappeler qu’il est élu par l’assemblée générale incluant l’ensemble des présidents de ligue. Il s’agit d’une impulsion de Maître Tamura exprimant clairement qu’il faut que les pratiquants soient directement présents dans les décisions. Il apparaît nettement qu’il ne s’agit pas d’une vision et d’un mode de fonctionnement partagé par toutes les fédérations.
J. BARDET - Il s’agit même d’un choix consistant à ce que les techniciens s’impliquent dans la vie administrative, incluant des problématiques juridiques, légales comme nous l’avons souligné ci-dessus. Les techniciens ont également comme mission d’être capables de traiter ces questions, en prenant les décisions cohérentes et pertinentes sur ces problèmes. Il ne s’agit donc aucunement pour les techniciens de se situer en dehors de la réalité quotidienne et au-dessus des lois : ce serait trop facile et incohérent.
Un autre point important à souligner également, c’est que cette implication des techniciens dans les décisions bouge et évolue en permanence, contrairement à ce qui peut être rapporté à l’extérieur.
Par exemple, dans ce stage CEN il y a un ensemble de nouvelles personnalités qui arrivent en formation de cadres techniques. Ce processus d’intégration de personnes plus jeunes continuera et la FFAB n’est aucunement un monde sclérosé.
Existe-t-il, a contrario, un risque que la fédération se referme sur elle-même, du fait de la disparition de Maître Tamura ?
J. BARDET - Je crois que l’Aïkido de Maître Tamura comportait une dimension très moderne. Pour essayer de l’exprimer assez brièvement, je pense que l’on peut souligner notamment qu’il s’agissait d’un travail permanent sur la sensation, renvoyant le pratiquant à ce qu’il ressent. C’est par ce biais là que l’on devient autonome, que l’on devient soi-même.
A mon sens, ce que j’essaye de souligner plonge directement dans un domaine que je qualifie de «spirituel », qui ne signifie aucunement « religieux ». Cela consiste au contraire à se référer à soi-même, à faire travailler son esprit, et à développer son propre jugement. Avec Maître Tamura, la notion de « voler soi-même la technique » était présente : non pas chercher à copier, mais plus profondément chercher à découvrir le sens, chercher ce qui est recherché derrière la technique, chercher la finalité de l’Aïkido. Maître Tamura nous a sans cesse ramené à cette recherche permanente. Et pour moi, l’essentiel est cette voie résolument moderne, qui oriente tous nos efforts.
M.C. VERNE - En effet, Maître Tamura nous a immédiatement plongés au cœur de la pratique avec les fondations. Parfois, au sein d’autres groupes, on voit apparaître des styles. Mais l’art et le style, ce n’est pas du tout la même chose. C’est profondément différent. Peut-être le style s’avérera-t-il chatoyant, démonstratif, accrocheur et l’art pourra sembler plus austère, plus rigoureux, plus sobre et moins ludique.
Mais en même temps dans l’art -et dans l’orientation donnée par Maître Tamura- il y a cet espace de liberté inspirant évoqué plus haut: celui de la création et du sentiment personnel élargi…et cela tout en restant sur la pratique des bases. Nous étions des centaines de pratiquants ensemble sur le tatami, et chacun avait son espace. Lorsqu’il m’arrive de pratiquer avec des groupes qui cherchent à défendre un style particulier, je commence à ressentir un enfermement à distance de l’aïkido transmis par Me Tamura et soutenu par la fédération.
Vous soulignez ici ce cheminement interne profond, que l’Aïkido ouvre. Il s’agit d’un chemin individuel. Peut-il s’articuler avec un chemin collectif ?
J. BARDET - Dans la pratique de la méditation, on donne souvent deux éléments. Je pratique également le chant lyrique (en éternel débutant !), et je retrouve également ces deux mêmes éléments. Ces deux éléments nous ont été donnés par Maître Tamura dans l’Aïkido. C’est à la fois « être avec soi-même » - un travail continue sur soi-même - ; et « être avec les autres ».
Dans l’Aïkido ces deux éléments sont présents en permanence. A la fois essayer de sentir ce qui se passe en soi-même, sans que cela ne devienne une observation clinique ou bien une tendance à se regarder le nombril, mais en développant la capacité à ressentir de manière autonome ; et en même temps rester en relation avec une autre personne.
Au niveau de la gestion d’une fédération, les mêmes éléments sont présents. Nous sommes avec nous-mêmes, chacun développe sa propre recherche ; mais, en même temps, on avance collectivement avec d’autres personnes. Pour moi, c’est ce qu’il y a de plus moderne. Nous ne sommes plus du tout dans le monde moyenâgeux dans lequel ont été créés les ryu : cela ne correspond plus à notre réalité actuelle.
J’ai souvent été étonné de voir des élèves d’Aïkido, qui étaient par ailleurs enseignants de profession et férus de pédagogie – ce qui n’est pas mon cas -, observer les cours de Maître Tamura et souligner combien la pédagogie qu’il développait était ce qu’il y avait de plus moderne. Comme enseignants, ils en étaient stupéfaits : d’un point de vue pédagogique, la forme d’enseignement de Senseï représentait l’excellence.
H. AVRIL - Je crois que s’il reste des bruits et rumeurs un peu négatifs au sujet de la FFAB, c’est notamment parce que Senseï avait l’exigence que l’on se « remette en question ». Même ce terme n’est sans doute pas tout à fait adapté : il s’agissait plutôt « d’être tout le temps en question avec nous-mêmes ».
Donc peut-être sommes-nous confrontés au fait que certains acceptent d’être tout le temps en question, et d’autres n’acceptent pas. Si l’on n’accepte pas d’être tout le temps en question avec soi-même et de remettre tout le temps l’ouvrage sur le métier, la tendance se développera de critiquer ceux qui le font.
Je pense que la base du problème se situe là.
M. PROUVEZE - Il ne faut pas oublier, en réponse à la question initiale sur un risque d’une certaine fermeture ou sclérose fédérale, ce que Senseï pouvait nous répondre lorsque nous avons abordé cette question avec lui en bureau technique. Senseï parlait du « sabre qui donne la vie ». Il disait que pour utiliser le «sabre qui donne la vie », il fallait d’abord savoir utiliser le « sabre qui permet de tuer ».
Les questionnements actuels des pratiquants peuvent développer des interprétations complètement fausses du sens de la pratique développée par la FFAB. Au-delà de l’institution fédérale, c’est bien le fond de notre recherche qui est en cause et qui est attaqué : ce que nous cherchons à transmettre au cœur de la pratique. De ce fait, il importe d’intervenir clairement pour affirmer le vrai sens que nous développons par la pratique, en utilisant les bonnes armes pour lutter contre les messages fallacieux.
Dans cette notion du « sabre qui donne la vie », quand nous utilisons un sabre, nous pouvons être amenés dans la pratique à ne pas le sortir du fourreau, parce qu’on a l’expérience et la dimension pour ne pas l’utiliser. Mais en même temps, le préalable, consiste à savoir et pouvoir l’utiliser lorsque nécessaire, à savoir nous défendre.
Si le fond de ce que nous cherchons à transmettre est attaqué, cela devient nécessaire.
J. BARDET - Comme le soulignait Henri auparavant, j’ai souvent l’impression que certaines personnalités qui se réclament de Maître Tamura aujourd’hui, alors que pendant de nombreuses années nous ne les avons plus vu autour de Senseï, s’étaient éloignées de lui parce qu’il nous renvoyait tout le temps à nous-mêmes, à ce qu’il y a de plus intime en nous. Il est beaucoup plus facile de se réfugier derrière des grandes idées, derrière des critiques et des notions japonaises comme « Ryu, Shu Ha Ri,… ». On se protège derrière ces notions plus intellectuelles. Alors que revenir sans arrêt sur la sensation et la perception qui naît du corps, sur le fait d’être trop penché ou trop dur, peut paraitre très routinier et très banal. Mais cela requiert d’aller au plus profond de soi-même. Simplement.
Et c’est un chemin très difficile. Chacun va rencontrer ce qu’il ne veut pas voir, un peu notre ‘face obscure’ personnelle. Cela me semble beaucoup plus difficile.
Quel sens donnez-vous à faire encore référence collectivement à Maître Tamura, quand il s’agit de construire l’avenir ?
J. BARDET - Pour moi, il existe un grand mystère dans l’Aïkido de Maître Tamura. Par exemple le fait que l’on ne percevait jamais deux fois la même chose. Son travail était en perpétuelle évolution. On avait le sentiment qu’il improvisait tout le temps. Son étude était très éloignée de formes de répétitions de katas ou de Kihons…et pourtant chaque mouvement relevait d’une rigueur extrême.
Ce que je trouve très étonnant et qui insuffle pour moi le sens de la recherche, est ce cheminement qui consiste à descendre dans ce monde de la sensation (ce que j’appelle l’intimité) de manière de plus en plus fine et approfondie, en travaillant avec un groupe et avec l’amitié, pour arriver petit à petit au contact avec le Moi qui se traduira dans la pratique par le ‘savoir improvisé’ que l’on pourrait encore nommé ‘savoir être plus vivant’.
Pour moi, cela représente le mystère de Maître Tamura, … une dimension que je n’ai pas rencontrée ailleurs.
M. PROUVEZE - Cette liberté me semble extrêmement difficile à communiquer et à transmettre. Elle était portée par son mode d’enseignement. Je crois que, spontanément, on a envie de pouvoir s’appuyer sur un système d’enseignement plus aisé, incluant des clés, des facilités d’apprentissages qui pourraient faciliter ce que l’on veut communiquer. Senseï n’employait aucun système de ce type pour transmettre. De tels systèmes comportent une part de fermeture, qui n’existait pas chez Maitre Tamura. Son enseignement était très libre, et ne comportait pas de contraintes.
Cela rend très difficile ce mode de transmission. Mais, même si cette transmission ne s’appuie pas sur une démarche analytique, il ne faut pas pour autant imaginer qu’il s’agisse d’une forme d’enseignement uniquement orientale. Maître Tamura apportait un mode de transmission non analytique et plus global, qui existe par ailleurs en occident et en Europe. Certains penseurs actuels, spécialistes des questions d’enseignement, se penchent de manière approfondie sur ces modes d’apprentissage globaux, qui ne s’appuient pas sur un processus analytique, ni séquentiel. Cet aspect est sans doute très difficile à conserver dans l’héritage de Maitre Tamura, mais il se révèle d’autant plus fondamental pour moi.
M.C. VERNE - Dans la vie quotidienne, on ne fait pas l’économie à la fois de moments de grande joie mais aussi de moments extrêmes, situés sur le fil du rasoir. Je garde le souvenir que Maître Tamura incarnait et exprimait cela sur le tatami. Nous avons été témoins, dans la pratique, de ces pleins moments de joie tout en restant dans une martialité " sur le fil du rasoir". Cette sincérité, cette amplitude reste l’expression sublimée de l’art.
J. BONEMAISON - Pour ma part, je retiens en priorité ce qu’il ne cessait de nous répéter : « Ensemble ». Cela n’a rien d’évident dans une mentalité française pour le moins libertaire. Alors que Senseï nous a toujours appelé à agir ensemble, avec le ton doux d’un père vis-à-vis de ces enfants.
Cela me fait penser à une histoire que l’on raconte dans les milieux d’arts martiaux. Cette histoire se réfère au clan des « Mori », si j’ai bonne mémoire. Un vieux Maitre allait mourir et il décide de réunir ces trois fils (il se peut que ce soit ses trois élèves, dans l’histoire). Il donne à chacun d’entre eux une flèche de bambou tirée de son archer, leur demandant de tenter de toutes les briser. Evidemment, les flèches sont facilement brisées par les trois. Et puis, il sort de nouveau trois flèches de son archer, mais cette fois ci il les lie ensemble, leur demandant de nouveau de les briser en deux. Aucun ne réussissant à casser les flèches unies ensemble, les trois restent dépités comme face à un échec. Se moquant d’eux, le Maître leur déclare alors : ‘séparés vous êtes très fragiles, alors que si vous restez tous les trois unis vous serez invincibles’.
Je fais le lien avec l’insistance qu’avait Senseï à rester unis. Mais je cite également cette histoire car je trouve que c’est ce que nous vivons en ce moment avec la FFAB. Bien sûr, il y a encore beaucoup d’émotion quand nous évoquons Senseï, du fait des liens humains et des sentiments qui nous unissaient. Mais au-delà de cette émotion, ce que nous vivons par exemple dans ce stage CEN me semble magnifique. Nous sommes tous en recherche, encore portés aujourd’hui par la vague de nos acquis à la fois individuels et collectifs, chacun avec nos différences du moment, mais également avec une union et un plaisir d’être ensemble que l’on n’aurait peut-être pas soupçonnés auparavant, même au moment du départ de Senseï.
M. PROUVEZE - Ce ‘tous ensemble’ de Senseï signifiait à mon avis ‘ensemble avec tous ceux qui souhaitent être ensemble’. Si, spontanément, certains veulent partir, c’est normal et naturel. Senseï lui-même ne pouvait pas prôner la liberté, sans laisser à chacun le choix de partir et de quitter sa maison. Mais il est clair que cette notion ‘tous ensemble’ ne consiste aucunement à forcer tout le monde à rester ensemble. Ceux qui souhaitent partir sont entièrement libres de le faire.
De même qu’avec la FFAB nous sommes également libre de pratiquer, de maintenir et développer cette flamme tous ensemble.
M.C. VERNE - Les échanges avec certains groupes extérieurs ont les mêmes ressorts que ceux de notre pratique de l’Aïkido. Nous tenons en main un sabre qui tue, que nous espérons transformer en sabre qui donne la vie. Cette présence détendue et déterminée à vivre toute situation martiale, est aussi celle vécue dans ce débat actuel.
Nous héritons d’une liberté d’espace et de mouvement, utilisée pour signifier aux groupes qui font d’autres choix, que nous sommes simplement martialement présents avec le sens du Budo que nous venons d’évoquer et que nous partageons ensemble.
Auteurs tous CEN FFAB : Henri Avril Shihan, Jacques Bardet Shihan, Jacques
Bonemaison Shihan , Michel Prouveze Shihan, Marie Christine Verne.
Questionnement et Interview : Xavier Boucher.
Dans le cadre de l’ENA pour la revue Shumeikan et la FFAB
Bernard GEORGE- BATIER - Interview -
Ce texte est la dernière interview réalisée auprès de Bernard GEORGE-BATIER. Il a été publié dans SHUMEIKAN N°7 en juin 2010.
Recherche personnelle : un parcours marqué par l’ésotérisme oriental et la médecine énergétique
En 1957, poussé par une recherche philosophique, Bernard George Bâtier débute les arts martiaux par le judo et le Jiu-jitsu. En 1958, il rencontre Maître Nakazono qui lui fait découvrir l’Aïkido dans lequel Bernard George Bâtier découvrira une pratique qui allie de manière concrète le corps et l’esprit. Dans sa recherche personnelle, ce pratiquant acharné aura l’occasion de rencontrer de nombreux experts japonais et orientaux d’Aïkido mais également d’autres disciplines qui enrichiront sa recherche. Son témoignage ci-dessous souligne la richesse d’un parcours de construction personnelle marqué par l’approfondissement et l’ouverture.
Peux-tu nous parler de la période du démarrage de l’Aïkido dans le Lyonnais, où tu as joué un rôle essentiel
Au commencement à Lyon, il y avait un seul club, le club du CLAM animé par B. Monneret, à la Croix Rousse, mais B. Monneret était d’abord judoka.
De mon côté, avant mon armée, en 1956, j’avais rencontré Maitre Nakazono qui faisait une tournée en Europe. Il avait montré le Kendo, le judo et l’Aïkido, en soulignant l’Aïkido comme le plus « noble ». Cela m’avait marqué.
Peu d’entre-nous connaissent Maître Nakazono. Quel type de personnalité était-ce ?
Me Nakazono est l’Homme qui voulait montrer la spiritualité dans l’Aïkido, les forces de l’univers, avec le souhait de re-transmettre l’enseignement de Maître Ueshiba. Il utilisait et expliquait aussi le symbolisme par exemple du cercle, triangle, carré. C’était un Judoka, qui avait travaillé le Kendo également. C’était aussi un haut-gradé de l’armée au Japon. En 1956-57 il était venu au judo-club du Rhône à l‘époque où j’étais judoka, puisque j’ai commencé par le judo. A cette occasion, il nous avait également fait pratiquer l’Aïkido, et ce fût donc mon premier contact avec cet art martial.
Ensuite, j’ai rencontré Hiroo Mochizoki, avec un stage d’été en corse. Monneret invitait Maître Noro, et j’ai donc suivi également ces cours. Puis avec les rudiments que j’avais appris, j’ai ouvert une section d’Aïkido au judo-club du Rhône. Donc ce fût le second club du lyonnais, avec celui de Monneret. A l’époque je n’étais rien…et Monneret pas grand-chose non plus. Mais on a commencé ainsi, en organisant des stages réguliers pratiquement tous les 2 mois, notamment avec Maître Noro.
Et puis Maître Tamura est arrivé. Donc j’ai fait venir Maître Tamura alternativement avec Maître Noro chez Monneret et chez moi.
Tu as donc connu Maître Tamura dès qu’il est arrivé en 1964 ?
Oui. Nous avons d’abord été reçus à Marseille chez lui, avec son épouse. Les contacts se sont développés avec la création des premiers clubs, et puis cela a été l’époque de l’ACFA (Association Culturelle Française d’Aïkido) rattachée à l’ACEA (Association Culturelle Européenne d’Aïkido). Dans ce contexte notre mission a été de développer l’Aïkido dans la région lyonnaise, notamment en collaboration avec Tien Nguyen qui est devenu le deuxiéme président de ligue de la région Lyonnaise,(après le Dr Ballerin) pendant que je devenais un peu plus tard délégué technique régional.
Une école des cadres à donc été mise en place, et d’autres techniciens ont commencé à se former, par exemple Alain Perrache à Villefranche sur Saône, qui travaillait avec un élève de Maître Nocquet mais qui venait suivre des cours chez nous également. Un troisième club a ainsi été créé, le CETEO (Centre d’Etude des Traditions d’Extrême Orient) puis progressivement d’autres clubs se sont développés. J’ai d’abord créé un club à la FAC, puis c’est Gérald Polat qui en a pris l’animation ; j’ai également ouvert la maison des jeunes de Villeurbanne, puis l’Europe Karate Club. Il y a donc eu une époque où j’enseignais dans 3 ou 4 clubs, mais selon les besoins je laissais les clubs à quelqu’un d’autre après la phase de création.
L’époque était sans doute différente aussi. Aujourd’hui on est presque 3è ou 4è Dan pour ouvrir un club, mais à cette époque cela semblait plus spontané…
Bien sûr. J’ai commencé avec simplement un 5è Kyu !
Après Gérald, de nombreux enseignants ont également fréquentés mon dojo, comme Floréal Pérez qui a ouvert un club à Bron, Didier Allouis qui était un de mes élèves et qui ouvert un club à Villeurbanne, ou encore Robert Dalessandro également CEN FFAB aujourd’hui, et d’autres encore comme Alain Robert, Michel Lieggi, Sam Noyce, ou encore Michel Gillet, actuel président de Ligue…C’était une époque de développement rapide pour l’ACFA. Nous avions à peine 25 ans, et nous partions en stage régulièrement avec les différents experts japonais Maitre Tamura, Maitre Noro, ou également Maître Tada en Italie.
Tien Nguyen qui est décédé en 2010 a également accompagné toute cette période comme président de ligue. Il avait notamment développé de grandes qualités de diplomatie, à la fois comme président de ligue et comme responsable du club de Caluire. Il restait toujours calme, et mesuré. Il était d’origine vietnamienne ce qui lui donnait une ouverture particulière à la culture orientale. Il avait une grande capacité à arrondir les angles, notamment à une époque où commençaient à se développer des tensions qui faisait surtout du judo alors que nous nous consacrions entièrement à l’Aïkido. Sa culture vietnamienne lui avait laissé une vision assez traditionnelle, avec des valeurs éthiques claires.
La région lyonnaise semble avoir été très active dans le développement de l’Aïkido.
C’est vrai, et à titre d’exemple lors de la scission historique qui a vu la naissance de la FFLAB qui deviendra ensuite FFAB, c’est à la Maison des jeunes de Villeurbanne que les statuts ont été préparés, notamment avec Pierre Chassang. Cela souligne que le lyonnais était un pôle important, avec des techniciens qui avaient un plein investissement dans l’Aïkido, alors que d’autres plus liés au judo (Monneret, par exemple) resteront avec la FFJDA lors de la création de la FFLAB. C’était un pôle important de développement par la présence assez facile des experts également : Maître Tamura montait facilement de Marseille et Maître Noro descendait de Paris.
Il faut aussi noter, à cette époque, l’impact des stages d’Annecy. Ce stage d’Annecy durait un mois complet, avec plusieurs shihans : Nakazano, Tamura, Ichimura (un spécialiste du Iaido), ainsi que des shihans qui venaient plus ponctuellement, Asaï, Noro, Tada, Kobayashi. A cette époque l’Aïkido était entièrement neuf pour nous. Techniquement nous étions moins construits qu’aujourd’hui, où tu trouves des 4è Dan un peu partout. Mais on enseignait très tôt, dans une atmosphère où il fallait se battre pour se développer, notamment par rapport aux enseignants de judo. Il y avait une atmosphère de fierté et de combat pour défendre l’Aïkido, fierté renforcée par le pouvoir de séduction de l’Aïkido. Par exemple, on multipliait les démonstrations : l’utilisation des armes, du jo, des sabres ou encore la rapidité d’exécution de l’Aïkido marquait le public et ouvrait à une pratique nouvelle. C’était une époque où on s’employait à faire briller l’Aïkido, avec beaucoup de plaisir. Il y a d’ailleurs un écart important entre cette séduction du public, et la pratique anonyme de l’enseignant d’Aïkido qui va œuvrer progressivement pendant bien des années pour construire un groupe de pratiquants…
J’aimerais maintenant revenir sur ton histoire plus personnelle. Peux-tu nous expliquer ce qui t’a motivé personnellement à développer cet investissement dans l’Aïkido ?
Comme pour beaucoup, cela a démarré à l’adolescence par une recherche personnelle, avec l’influence de certaines lectures. Je me souviens par exemple de certains textes soulignant que le plus faible peut de devenir le plus fort, pour peu qu’il sache correctement gérer les choses. Dans les arts martiaux, cela correspondait au jujitsu par exemple, ou encore aux travaux corporels de Felkantrais.
En parallèle, j’avais une recherche personnelle vers l’ésotérisme. J’ai d’abord contacté des gens qui travaillaient avec des chamans et j’ai rencontré aussi des libraires tournés vers l’ésotérisme. Par exemple j’ai entretenu des contacts fréquents avec Paul Derain, éditeur et traducteur de livres ésotériques sur Lyon. J’ai eu aussi des contacts avec des Kabbalistes.
Après cette recherche initiale dans l’ésotérique occidental, j’ai rencontré le judo puis l’Aïkido, et à partir de ce moment j’ai basculé vers l’ésotérisme oriental. En fait j’étais moins sensible à l’ésotérisme occidental, et j’ai commencé à me tourner vers l’orient par des lectures et des rencontres. Je me suis intéressé tout d’abord au bouddhisme, puis plus précisément au bouddhisme tibétain. J’ai la chance d’avoir été initié par deux grands Maîtres tibétains, Kalou Rinpoché ainsi que le 16è Karmapa. J’ai eu aussi le plaisir de travailler avec Taisen DeshimaruD’ailleurs Tamura Senseï l’avait invité à des stages d’Aïkido sur Lyon mais aussi aux stages d’Annecy.
Les stages d’Annecy étaient donc l’occasion d’une réelle ouverture culturelle vers le Japon et l’Orient, en complément à l’Aïkido ?
Oui, tout à fait. Sous l’égide de Maître Tamura, différents experts passaient à Annecy: des experts de Macrobiotique, des Maîtres Zen, des Maîtres d’autres Arts Martiaux comme le Iaïdo . Par exemple, on a commencé le Iaïdo à Annecy, avec Ichimura un expert en la matière. Cette ouverture complétait notre pratique de l’Aïkido, sans oublier la pratique du shiatsu sous les directives de Nakazono sensei.
De mon côté, j’ai aussi longtemps travaillé le Yoga. Donc ma recherche personnelle s’est à la fois appuyée sur l’Aïkido, sur le bouddhisme, sur le Yoga. Toujours dans cette recherche j’ai fait une formation de médecine chinoise, pour laquelle je suis allé travailler en Chine et au Vietnam pour des périodes de stages. Le Gi Gong faisait partie de cette formation également.
Dans toute cette recherche, il y a ce que chacun peut recevoir comme support dans son étude et puis ce que chacun pourra intégrer et transformer selon son degré d’assimilation. Pour essayer d’illustrer cela, je vais prendre une métaphore assez orientale : si l’on considère une fleur, on va pouvoir ‘se nourrir de la qualité de cette fleur’, non pas par une relation intellectuelle, mais par une relation que l’on pourrait un peu dire « d’être à être ». ‘Se nourrir’ cela signifie que la fleur va apporter quelque chose en nous. On peut ainsi se nourrir d’un arbre, de l’eau, de la montagne, de l’air, d’une fleur, d’un sourire, presque de toute chose….Dans le yoga on appelle cela samiyama. Cela signifie que si l’on cherche à sentir comment est l’autre, on va chez lui, par la conscience.
J’ai ainsi appris une technique chinoise qui fait parti de ce que l’on appelle la médecine « de l’information ». Je vais l’illustrer par un exemple vécu en stage en chine. L’instructeur nous demande d’abord de relâcher corporellement et psychologiquement, de nous mettre dans un état d’écoute. Et puis il nous indique « maintenant vous aller ressentir l’odeur des fleurs ». Et effectivement il y avait clairement une odeur parfumée dans la pièce, sans qu’il n’y ait de fleurs réellement présentes. De manière imagée, on pourrait dire que l’instructeur avait cette aptitude à transmettre une « information » sur cette odeur de fleurs, qui revenait vers nous ensuite.
Si on veut faire le lien avec les Arts Martiaux, le premier stade vis-à-vis d’un adversaire est de sentir quand il va attaquer ; à un second stade, il s’agit de lui demander de bien vouloir attaquer, tout en étant prêt ; et sans doute à un troisième stade, l’adversaire n’a plus envie d’attaquer. Est-ce que le véritable Aïkido n’est pas là ? Aujourd’hui, les gens sont dans l’avidité du catalogue, dans la démultiplication des techniques. Je croie qu’au contraire la multiplicité des techniques doit nous ramener vers l’unité.
Considères tu que pour aller dans le sens de cette recherche, il serait nécessaire de construire et d’enseigner l’Aïkido différemment, par rapport à ce que tu observes aujourd’hui ?
Certainement. Ce que chacun peut enseigner est le fruit de sa propre expérience. Il est nécessaire de construire son propre vécu avant de pouvoir donner des outils aux autres.
Il est à la fois nécessaire de développer la pratique et une certaine compréhension. Je vais prendre l’exemple d’iriminage. Sur le corps on considère le dos yang et la face ventrale yin. C’est correct si on s’en tient à l’emplacement statique. Mais si on considère non plus la structure du corps mais son activité, l’activité yang se situe devant et l’activité yin derrière. Donc en pratiquant, peut-être cherchera t-on à attaquer le yin : voilà, à mon avis, une partie de l’explication d’iriminage.
Mais pour cela, il faut une certaine compréhension de ces principes énergétique comme le yin/yang et sans s’arrêter à des schémas trop réducteurs qui consisteraient par exemple à ne s’intéresser qu’à l’aspect structurel du yin et du yang, sans s’intéresser à leur activité. En second lieu, comme il y a une activité yang sur la face, les gens ont tendance à travailler la partie frontale, alors qu’il est plus intéressant de travailler un peu comme si on était gonflé comme un ballon, c'est-à-dire avec ta sphère énergétique tout autour de soi. Ce sont de brefs exemples, mais il y a beaucoup de choses à comprendre de la sorte avec les mécanismes énergétique.
Par exemple, lève toi [Bernard va chercher à me faire ressentir par le corps ce qu’il tente d’exprimer]. Au-delà de ton corps physique matériel, à une certaine distance, se trouve ton corps énergétique. Certains le perçoivent visuellement ; ce n’est pas mon cas ; mais je le ressens. Donc, avec toi, si je veux rentrer dans ton corps énergétique, je vais rentrer ici [Par rapport à mon kamae, Bernard rentre irimi et pour me faire percevoir la sensation énergétique de la technique]. Mais si je rentre brusquement tu es gêné [Bernard associe le geste à l’explication]. Donc pour la pénétration il faut développer la capacité à agir vite tout en allant doucement. Ici je peux aller vite parce que je suis placé dans une distance proche de l’autre ; mais si je suis placé dans une autre distance, projeter mon énergie sur toi sera plus difficile, même si cela reste possible [à nouveau Bernard enchaîne différents mouvements pour me faire sentir ce travail]. Et en fait, il y a cinq manières de projeter ton énergie, par exemple avec un doigt, avec le regard, ou simplement avec la pensée [Bernard illustre ces propos concrètement].
Mais pour cela il faut éduquer le corps, non pas dans un faire, mais un dé-faire, c'est-à-dire sentir. Non pas sentir avec la tête, mais sentir globalement avec le corps, l’intuition. Par exemple, quand quelqu’un va t’attaquer il ne s’agit pas de percevoir avec notre intellect, mais chercher simplement à sentir que quelque chose vient : sentir dans notre mental quelque chose qui bouge. Si on se trompe tant pis, mais quand c’est juste c’est vraiment juste.
En travaillant uniquement avec notre intellect, nous pourrions travailler toute notre vie sans jamais arriver à développer cela. Il faut se fier à autre chose, notamment sur le développement d’une autre manière de percevoir. On peut le développer dans le quotidien aussi : par exemple dans la rue fixer une jolie fille (souvent les filles sont plus sensibles !) ; elle va se retourner, sans savoir pourquoi ni ce qui s’est passé ; mais son corps son mental auront perçus une sensation. On peut le développer en expérimentant, mais si on cherche à trop formaliser le développement de ce type de perception, cela ne fonctionne plus.
Tout ceci ce sont des grandes orientations, des principes que l’on retrouve ensuite dans chaque technique. Si on n’applique pas ces principes fondamentaux, l’apprentissage de l’Aïkido sera moins productif, et on peut travailler fort longtemps sans résultat. Si on cherche à aller à Paris on peut y aller directement ou bien en faisant le tour de la planète…et choisir dès le début la bonne orientation pour parcourir le chemin est une question de clairvoyance. C’est un point important : le Keïko, l’entrainement doit s’inscrire dans un certain discernement, il faut s’entraîner avec discernement pour que le travail soit productif. Cela ne signifie pas non plus de s’attacher à la production, à l’obtention d’un résultat ou d’une performance. Si c’est le cas, il ya création d’un attachement qui nous enchaîne. Il faut discerner et travailler les principes, sans s’occuper du résultat. Le reste vient de lui-même.
Il est donc nécessaire de développer une attitude de lâcher-prise. On travaille bien sûr le lâcher-prise physique mais il y a aussi le lâcher-prise conceptuel, mental. Faire ce que l’on doit-faire à chaque moment en harmonie avec soi-même et en application des lois de l’univers.
Ensuite, il ya bien sûr tout le travail interne pour renforcer nos énergies propres et relâcher nos tensions, c'est-à-dire décontraction et relâchement du corps, circulation libre de l’énergie, concentration de l’énergie dans les racines. Il existe bien sûr des exercices pour cela, par exemples des exercices respiratoires, des exercices avec les sons ou des exercices gestuels. Les sons vont par exemple relâcher des tensions, harmoniser l’énergie dans le corps, faire vibrer les cellules. Si par exemple, on regarde la gestuelle de l’aïkido il ya des cercles et des spirales partout. La ligne droite en général ce n’est pas bon. Ton corps doit s’inscrire aussi dans un cercle. Par exemple si mon corps est trop tendu comme ceci, il n’y a plus d’harmonie [Bernard illustre son propos par une posture où le bras est tendu et l’épaule n’est plus relâchée]. En quelque sorte, il faut toujours 3 segments, qui se construisent dans le relâchement, et la hauteur du bras vis à vis de l’épaule importe aussi.
On cherche donc à être capable de projeter le Ki dès que c’est utile.
Développer la sensibilité du pratiquant lui permet d’être prêt sans se préparer, et disponible sans savoir à l’avance ce qui va se passer, sans intellectualiser. Mais tout ceci est un travail individuel. Par exemple on peut le travailler simplement en marchant. Dans les arts martiaux on marche en mettant toute notre conscience dans la marche. Dans cette marche on va également trouver le travail de verticalité. On utilise classiquement 8 directions de déplacements, mais il faut encore ajouter la verticalité, les directions terre/ciel, et cela donne au total 10 directions. L’utilisation de l’axe vertical est également très importante dans bien des techniques : par exemple sur iriminage si je travaille uniquement dans le plan horizontal cela ne va pas [Bernard illustre de nouveau ses propos par la pratique, pour me faire sentir le travail de direction du Ki].
Il y a donc une influence importante du QI Gong dans ta recherche ?
Oui et non.
Une influence car cela m’a apporté un éclairage différent : cela donne des réponses et cela permet aussi de poser des questions.
Mais en Aïkido on trouve aussi un enseignement ésotérique qui est directement lié au shintô, notamment avec différents exercices de purification comme ceux qui sont intégrés dans nos préparations avec Ameno Tori Fune. Ces exercices doivent être pratiqués avec une certaine attitude pour qu’ils soient productifs : à la fois avec le relâchement corporel, mais aussi avec la conscience que l’on y met, ou encore avec les sons qui participent à ce travail énergétique. Ce sont des sons qui viennent du fond de l’être.
En plus du shintô, le Kototama est aussi lié à l’Aïkido et travaille le verbe selon la tradition japonaise. Nakazono Senseï avait développé sa recherche en ce sens… Mais il y a tellement longtemps que j’ai reçu ces explications que je ne pourrais plus t’expliquer suffisamment précisément cela aujourd’hui !
Bernard George-Batier - FFAB – 7è Dan
Interview Xavier Boucher
Témoignage de Sampaï : Bernard George-Bâtier
Développer notre sensibilité énergétique
Dans un article précédent, nous avons commencé à donner la parole à Bernard George-Bâtier, pratiquant passionné d’Aïkido, qui a longtemps étudié auprès de Maître Tamura et qui a étoffé sa recherche personnelle en rencontrant de nombreux experts orientaux d’Aïkido mais également d’autres disciplines. En écho à sa recherche personnelle abordée précédemment, Bernard souligne ici l’importance de nous ouvrir à un travail énergétique pour découvrir les fondamentaux de l’Aïkido.
Dans ton précédent article, tu as commencé à nous parler des fondamentaux énergétiques mis en œuvre dans l’Aïkido. Penses tu nécessaire à chacun de faire ce retour vers l’Orient, pour ré-approfondir ces fondamentaux que tu évoques ?
Je pense qu’il faut développer un bon discernement, comprendre certains principes universels, et ensuite comprendre comment les appliqués dans la pratique. Non pas comprendre uniquement que nykkyo se fait comme ceci ou comme cela uniquement, mais comprendre quels sont les principes sous-jacents à nykkyo et qu’est ce qui le rend efficace. Savoir appliquer le travail respiratoire, savoir développer la bonne attitude, le relâchement mental, etc. Et tout ceci constitue une recherche personnelle. On peut donner les grandes lignes, mais ensuite chacun intègrera et développera cela avec son propre vécu, sa propre intelligence, sa propre sensibilité. Tous ces éléments feront que chacun arrivera ou non à évoluer. Certains restent dans la recherche de l’efficacité : ils n’évolueront jamais. Dans un cas on est dans la matérialité, dans l’autre on se situe dans l’évolution de l’homme. Une différence majeure entre l’homme et l’animal est la capacité à se transcender. L’humain peut se transcender, ou au contraire rester dans la matérialité.
C’est un travail constant, ne serait-ce que la respiration.
Il y a 30 manières de respirer selon ce que tu veux faire. Par exemple, lors d’un stage Tamura Shihan nous faisait travailler la respiration. De mon côté j’ai senti que c’était une respiration trop forte. A la fin du cours je suis allé le voir pour lui exprimer, et il m’a répondu « Oui je sais que c’est une respiration forte…. ». Ainsi c’était trop fort pour moi, mais il le savait parfaitement et c’est ce qui convenait à Tamura Shihan. Il n’y a pas 2 respirations identiques. Sans doute je n’étais pas assez puissant, ou pas assez sensible.
Le Maître nous montre une direction. Mais il ne s’agit pas de chercher à le copier un peu « bêtement » ou trop systématiquement. Il faut copier en prenant les principes sous-jacents à ce qu’il va montrer. Tout geste technique peut être réalisé de différentes manières. Par exemple, un même mouvement va pouvoir être travaillé dans le jaillissement ou bien dans la puissance : aucun des deux n’est faux simplement ce sont 2 outils différents. Dans un cas et dans l’autre on ne cherche pas à développer exactement la même chose : cela dépend de ce que l’on cherche. Il me semble intéressant de maîtriser les deux, de ne pas se bloquer dans un geste ou l’autre et de maîtriser les principes sous-jacents qui feront que l’on pourra s’adapter ensuite à chaque situation.
As-tu également développé le travail énergétique d’un point de vue médical, as-tu traité des patients ?
Dans l’enseignement que j’ai reçu d’un point de vue médical, il y a d’abord le travail de la pharmacopée et de la diététique qui est très puissant et qui représente 70 % de cette approche. J’utilise bien sûr ce travail, pour moi et pour d’autre. Il y a le travail des aiguilles et des moxas qui représente 10 %, qui peut-être utile pour faire circuler l’énergie. Une différence entre ces 2 facettes c’est que la pharmacopée et la diététique vont pouvoir apporter de l’énergie avec un certain tropisme pour les organes, au contraire des moxas et aiguilles qui visent principalement à faire circuler. Il y a deux types de massages : d’une part les tunas, massages thérapeutiques (‘tu’ signifie pousser, et ‘na’ saisir) ; d’autre part les anmos, massages de bien-être (‘an’ presser, ‘mo’ frotter). Les uns et les autres appliquent des principes identiques. Le shiatsu est entre les deux. Pour moi, il reste limité, notamment car il correspond à une mentalité japonaise simple et efficace. Ensuite il existe encore d’autres pratiques thérapeutiques comme le Gi Gong. Ainsi, tous ces outils sont à utiliser en fonction des états.
Enfin, on peut encore rajouter le travail de méditation. Il y a plusieurs techniques de méditations. Dans la méditation sur le vide, quand tu voies une pensée qui arrive tu la laisses passer, pour ne plus t’occuper des pensées. La méditation tibétaine sur la respiration utilise le souffle respiratoire. Des techniques taoïstes se focalisent sur la visualisation. Les techniques tantriques sont encore une autre forme. Chacun doit trouver ce qui lui convient pour construire quelque chose. Et cette construction dure toute la vie. Il n’y a pas un moment où on serait arrivé et où la construction s’arrêterait. La santé n’est pas une ligne droite…D’autant plus qu’il y a tout ce que tu peux chercher à maîtriser, mais également tout ce que tu ne maîtrises pas, notamment parce que tu hérites également de ce que te transmettent tes parents et ancêtres. Si l’ADN te transmet des gènes pathologiques, il suffit ensuite d’un facteur déclenchant pour que la maladie arrive.
Comment as-tu cherché à relier cette recherche thérapeutique et l’Aïkido ?
Dans la médecine chinoise il existe des règles universelles qui lui donnent ses fondements ainsi que les fondements du Gi Gong que j’ai étudié : Le ciel - la terre – l’homme / le yin – le yang / le qi (ki)– le shen. Pour le Gi Gong les fondements sont encore un peu différents, car il y a aussi tout l’alchimie interne (Taoïsme de l’école interne) qui est encore autre chose. Et ce que j’essaie d’apporter aux gens dans mon enseignement, c’est la corrélation entre les principes utilisés dans l’Aïkido et les principes utilisés dans la cosmologie énergétique.
Si dans le travail d’Aïkido on perçoit clairement l’aspect ‘circulation énergétique’, je crois qu’on peut évoluer plus facilement. Mais sinon, on il ya un risque important de travailler des dizaines d’années sans résultats ! Tamura senseï le montre : non seulement par les exercices énergétique qu’il apporte dans la préparation, mais parfois par exemple il montre certains mouvement comme si il étirait le ki du bout des doigts, comme si il y avait un hameçon.
Donc avec cette conscience de l’énergétique, le contenu du mouvement change complètement.
Oui, et ensuite il faut garder à l’esprit que cela change en permanence. Il est nécessaire de distinguer le principe et son application, qui s’adaptera à chaque situation. Mais le point de départ reste un principe juste. Par exemple ici sur tenchinage [Bernard illustre ses propos par la pratique], le principe est de rentrer sur la partie Yin du corps. Si au contraire je suis en poussée tout s’arrête…par contre en respectant la circulation énergétique, on peut monter. Au final, c’est une autre approche pour construire les mouvements techniques.
C’est une approche difficile, car au début il s’agit de chercher à appliquer constamment ces principes et, de plus, les appliquer dans une situation dynamique, vivante, rapide. Dans un premier stade on cherche à appliquer consciemment ces principes, mais progressivement ces principes s’inscrivent également dans le corps et le mental et petit à petit ils en viennent à s’appliquer assez spontanément : c’est une autre étape très intéressante. J’applique des principes qui ne demandent pas de force.
L’ouverture de ta recherche personnelle vers différentes pratiques peut devenir une source d’inspiration pour la manière d’aborder et d’enseigner l’Aïkido dans le futur…
En fait, je n’ai pas fini mon étude.
Dans les stages que je faisais à Mimizan, j’ai gardé le principe d’apports variés comme nous le faisions à Annecy, sans se restreindre exclusivement à la pratique de l’Aïkido. C’est un peu comme un repas : pour le corps on ne peut se nourrir uniquement de riz ; au contraire il faut apporter des aliments variés dans lequel le corps ira chercher ce dont il a besoin. Et je pense qu’intellectuellement et humainement c’est pareil.
Il y a pour moi une ambiguïté ici pour moi ici dans l’Aïkido. L’aïkido est conçu comme un art à part entière. C’est vrai, mais en même temps Maitre Ueshiba lorsqu’il enseignait le Kototama, le shintô, les symboles. C’était un enseignement plus intégral.
Je pense pour ma part que c’est un tout. Par exemple, certains ont même arrêté la pratique du bokken un moment comme si cela n’était plus utile. Au contraire, il s’agit de construire un être, un tout qui a besoin de nourriture variée.
L’une des difficultés n’est-elle pas que cela relève beaucoup de notre responsabilité individuelle en Aïkido et que c’est un peu « caché » ?
Senseï enseigne depuis très longtemps une ouverture, vers le Gi Gong par exemple avec les mouvements de Ba Duan jin (8 pièces de brocarts, exercices utilisés en préparation d’Aïkido), vers le shintô avec certaines pratiques comme améno tori fune, vers le shiatsu et l’énergétique avec les auto-massages en préparation, avec des exercices respiratoires très riches. Mais la plupart des personne pratique cela comme de la gymnastique, et cela les ennuie presque. Alors que dans la réalité ce sont des exercices que chacun doit travailler intérieurement pour se construire. Il nous donne les outils, il nus les montre nous les explique. Ensuite, cela reste à chacun d’aller approfondir ce qui convient le mieux à sa propre construction et à sa personnalité. Mais dans un premier temps c’est intéressant de goûter à tous les aspects.
Bernard George Bâtier - FFAB – 7è Dan
Interview Xavier Boucher
Robert Blanquer - 6ème Dan - Depuis 1963, il se consacre exclusivement à l'Aïkido dont il est un pionnier en Languedoc Roussillon. Il enseigne à l'Ecole d'Arts Martiaux de Nezignan l'Eveque (34)
Interview par Gérard Moneron
Peux-tu tout d’abord nous restituer les premiers moments d’Aïkido pour toi ? Quelles ont été les premières rencontres et tes premiers enseignants ?
L’Aïkido a succédé pour moi à d’autres Arts Martiaux, le judo plus particulièrement. Avant d’en venir à mes débuts en Aïkido, il faut préciser que j’ai commencé le judo en 1944, vers la fin de la guerre. J’avais alors 14 ans et je me suis tout de suite passionné pour cette discipline. C’était une autre époque, il n’y avait pas beaucoup de clubs en région. Soutien de famille, je suis parti tard à l’armée, pour 30 mois en Allemagne, puis Tunisie. C’est là, en 1957, lors d’une venue de Jean Zin de Marseille, que j’ai passé et obtenu mon 1er dan de judo. Et le lendemain, j’ai participé à mon premier stage d’Aïkido : Jean Zin était accompagné de Maître Tadashi Abe, à l’époque 6ème dan et responsable du développement de l’Aïkido en Europe. J’ai été ébloui par ses démonstrations qui se sont succédé plusieurs soirs de suite. Quand je l’ai vu se défaire de ses adversaires avec un seul doigt, alors que j’avais eu tant de mal à battre les miens la veille, je me suis dit qu’il y avait là une technique étonnante. Je garde encore intact en mémoire ces moments magiques.
Aussi, à mon retour en France, je me suis tourné vers cet art martial, tout en continuant à pratiquer d’autres disciplines, car il me semblait que cette discipline dépassait toutes les autres. Comme je poursuivais le judo, j’ai cherché à me relier au courant de l’Aïkido (A l’époque, l’Aïkido était hébergé dans les structures de Judo). Je me suis signalé auprès de Jean Zin de Marseille qui m’a mis en rapport avec le Judo Club du Gard à Nîmes, dirigé par Antonin Piguillem, délégué de la fédération de l’époque. J’ai continué mes navettes entre Pézenas et Nîmes pour pratiquer l’Aïkido, lors des cours et des stages avec des maîtres japonais : Tadashi Abe, Nakazono, puis Noro qui lui ont succédé. Et plus tard Maître Tamura.
Dans mes débuts, j’ai surtout côtoyé Maître Noro, arrivé en France en 1961, d’abord lors de stages, puis régulièrement, tous les deux mois, dans notre dojo à Pézenas où il venait dispenser son enseignement. La première fois qu’il est venu à Pézenas, il est resté une semaine. Initialement, après avoir pratiqué tant d’années d’autres disciplines, je me suis d’abord demandé si je ne m’étais pas égaré. Aujourd’hui, j’ai répondu pour moi-même à cette question : l’Aïkido m’a ouvert l’horizon merveilleux d’une pratique formatrice dans tous les domaines de la vie, permettant à l’être humain de s’épanouir pleinement. Plus tard, j’ai eu m’honneur de voir Maître Noro étrenner son 6ème dan chez nous. J’ai passé mon 1er dan d’Aïkido devant lui, en mars 1965.
Tu évoques différentes personnalités. Cette diversité était-elle une richesse de l’époque ?
J’ai été amené à rencontrer et côtoyer une pléiade de maîtres japonais. A l’époque, nous avons parcouru la France et l’Europe pour suivre tous ces grands maîtres. Ils avaient tous en commun la valeur technique, et les qualités morales qui vont avec, le respect de la hiérarchie, le respect de la qualité vraie, proche de l’enseignement de O Senseï. Le caractère et la morphologie de chacun faisaient d’eux des êtres d’exception. Chacun de ces maîtres rendait dans sa pratique un Aïkido rempli d’âme et de droiture. Chacun avait ses spécificités et sa personnalité, bien que tous aient été formés par le fondateur. Cette diversité de maîtres autour de cet Art unique est une des richesses de l’Aïkido : c’était une époque très intéressante, cela nous a apporté beaucoup.
Si on regarde le passé par rapport au présent que je vis, ma grande joie c’est d’avoir connu cette époque, riche de toutes ces rencontres. C’est cela qui m’oriente pour le présent et l’avenir, et qui prime pour construire avec mes élèves une trajectoire où tous les maîtres que j’ai côtoyés se trouvent englobés dans l’enseignement que je donne aujourd’hui.
As-tu été marqué plus particulièrement par Maître Tamura ?
Les deux maîtres qui m’ont le plus marqué, ce sont Maître Noro et Maître Tamura.
Maître Noro m’a tout montré. Avec Maître Tamura, j’ai eu la chance d’aller plus loin et de construire dans la durée.
Maître Tamura arrivant en France, Maître Noro m’a présenté à lui. A partir de là, Maître Tamura est venu régulièrement chez nous, à Pézenas, comme l’avait fait Maître Noro. La première fois où je l’ai vu pratiquer, quand je l’ai vu en kimono développer son aïkido, je n’en revenais pas de cette facilité à déployer un corps en apparence modeste : un savoir étonnant, s’exprimant dans un mouvement en spirale. J’ai compris qu’on se trouvait devant un cas unique : un aïkido merveilleux !
Il était capable de porter des mouvements sur des pratiquants de deux têtes plus hauts que lui et de plus de deux ou trois fois son poids, alors que nous avons toujours eu des difficultés à pouvoir espérer en faire autant. Sans doute n’avons-nous pas compris immédiatement l’importance que Maître Tamura allait prendre, mais nous nous sommes aperçus d’emblée qu’il y avait une grande différence par rapport à la vision que nous avions alors de l’Aïkido. Il nous a apporté quelque chose que nous n’avions pas eu ailleurs : non pas parce qu’on ne nous l’avait pas donné, mais parce que nous ne l’avions pas ressenti. Maître Tamura est arrivé au moment juste pour nous donner cela. Et il n’a jamais cessé de nous le donner.
Il faut reconnaitre qu’il était sur tous les terrains d’Aïkido du monde entier, partout, partout. Il ne refusait jamais. Je n’ai jamais rencontré un maître d’une vaillance et d’un courage comme Maître Tamura. A son décès, j’étais très peiné, car je pense qu’il a trop donné de sa personne, il ne s’est pas assez préservé : il avait encore tant à nous apporter !
Il ne s’agissait pas d’une relation d’amitié, car il était au-dessus de moi : j’en étais fier et cela me suffisait. Simplement, je reste fidèle au diplôme de FU KO SHI DO IN que j’ai eu l’honneur de recevoir par deux fois de ses mains, et je continue dans la voie des connaissances que lui et les élèves immédiats de Maître Ueshiba ont cherché à nous communiquer, et aussi de la philosophie qui se répand autour de nos pratiques.
En parallèle de ton parcours technique, peux-tu nous dire quel rôle tu as joué dans le développement des structures Aïkido ?
Dès mon entrée dans les arts martiaux, j’ai compris que l’organisation était un point important. J’ai créé mon propre club et j’ai construit mon propre dojo (6 au cours de mon parcours) pour fonctionner comme une école, en toute indépendance. A la mort d’Antonin Piguillem, délégué régional, Gérard Gras, de la fédération nationale, m’a demandé de prendre la relève, chose que j’ai faite. Par la suite, de la période de M. Noro à M. Tamura, je me suis retrouvé conseiller technique pour le Languedoc-Roussillon. Aujourd’hui, je suis président d’honneur de notre ligue régionale.
Peux-tu nous expliquer un peu ce qui a motivé, au fil des années, ta propre recherche, ton propre parcours et engagement dans cet art martial ?
Dans mon tout jeune âge, aux alentours de mes quatorze ans, j’ai eu l’occasion de perdre lors d’une confrontation physique contre mon meilleur ami du moment. Je défendais une cause qui me paraissait juste et je me suis aperçu que, souvent, la justice humaine ne respectait pas la justice du cœur. Cela a été le point de départ de mon entrée et de mon ascension dans les arts martiaux. Ce petit drame ne m’a jamais quitté, et, à l’heure où je vous parle, il est toujours présent. J’ai surmonté cela en pratiquant tour à tour différentes techniques, en espérant devenir meilleur. Seul l’Aïkido m’a donné le courage et l’espérance de me façonner et de me construire. Dans cette lignée, je m’attache à transmettre et à donner aux pratiquants qui s’engagent dans la voie de l’Aïkido, les moyens de se préserver dans des situations similaires à celle que j’ai vécue étant jeune. Ce n’est pas un hasard si la devise de l’Aïkido, « La victoire par la paix » est inscrite en grand sur le mur de notre dojo.
En tant qu’enseignant d’Aïkido, qu’est ce qui te semble essentiel aujourd’hui à transmettre, à enseigner aux plus jeunes générations de pratiquants ?
On retrouve précisément ce que je viens de dire. Ce qui a été valable pour moi peut servir aux jeunes et moins jeunes pour se façonner et se construire. Cela donne un axe. Transmettre est une chose, le plus difficile c’est de rendre les pratiquants réceptifs. Dans notre monde en éternelle effervescence, aux multiples sollicitations, où l’instabilité prend le dessus sur bien des situations, notre rôle, tel que je le sens, est de cultiver et susciter la passion technique, par notre implication et l’exemple que nous donnons. Pour construire, il faut s’inscrire dans la durée, et laisser faire le temps, sans préoccupation de passage de grades. Chaque chose vient à son heure. Transmettre est aujourd’hui ma responsabilité. Cela m’amène à repenser en permanence ma façon de dispenser mes cours pour rendre accessible, toujours par la pratique, des choses que j’ai parfois mis des années à capter. C’est un aspect qui me passionne aujourd’hui.
Même comme enseignant, l’Aïkido est une recherche continue. A partir du moment au Maître Tamura est rentré en fonction, il n’a jamais cessé d’évoluer à mes yeux. Si bien que son départ cause pour moi un grand vide, car je n’ai plus cette référence, en évolution constante. Je considère que l’être humain peut et doit progresser jusqu’à sa mort. Maître Tamura, uke hors ligne, tori sublime, est aussi un exemple pour cela. Il n’a cessé d’évoluer tout au long de sa vie. Ma femme est là qui écoute ce que je dis. Elle a l’habitude de dire : « Quand on parlera d’Aïkido, on sera obligé de parler de Maître Tamura, un petit bonhomme, un grand Maître ».
Avec ton expérience d’autres époques du développement de l’Aïkido, comment perçois-tu le développement de la pratique actuellement dans les clubs ?
Je ne pense pas avoir de conseils à donner. Je peux simplement dire comment j’aborde les choses dans notre école. Notre salle, bien qu’elle soit grande, ne peut pas contenir toute l’espérance que je mets dans l’avenir. Cette espérance est basée sur la valeur technique, telle que nous l’avons reçue des maîtres japonais, et non sur la valeur des grades. Plus que jamais, l’Aïkido a une place dans ce monde moderne en recherche de sens et de valeurs. Soyons fidèles à notre passé et l’avenir sera assuré.
L’aïkido est né dans une culture japonaise qui nous est étrangère. Comment abordes-tu cette difficulté culturelle ?
A leur arrivée en Europe, les maîtres japonais ont cherché à s’adapter à notre culture occidentale. Il y avait déjà la barrière de la langue. Ils parlaient peu, si bien que nous avons cru qu’il ne fallait pas parler, et pendant des années nous avons dispensé des cours sans trop parler, alors que, d’après ce que j’ai compris, le fondateur parlait, expliquait, faisait des croquis.
Les japonais ont adapté leur enseignement à notre approche cartésienne, où il faut tout analyser, disséquer. Ainsi, nous avons vu successivement l’apprentissage par famille d’actions avec Tadashi Abe, Noro est passé par une codification par numéro (en s’inspirant, je pense, de ce qui s’était fait en judo sous l’impulsion de Kawaishi), Tamura nous a familiarisé avec les termes japonais désignant les techniques et leur signification (c’est là où on commence à toucher l’aspect culturel de l’Aïkido), avant d’en venir à la méthode nationale.
A travers ce parcours, j’ai compris que l’Aïkido, c’était tout ça et bien plus encore. C’est pour cela que la vision par les grades me parait réductrice. L’aspect culturel est évidemment indissociable de l’Aïkido et son développement accompagne le développement de la partie physique. Pour moi, il n’y a pas de difficulté sur le plan culturel, pour peu qu’on se plonge dans ce monde merveilleux qui comble mon présent et mon avenir. Je suggère à tous les jeunes ou les plus avancés dans cette étude de croire en cette discipline, le reste suivra, avec l’œuvre du temps, humilité et esprit d’ouverture.
Conclusion
Je ne remercierai jamais assez l’opportunité qui m’a été offerte de découvrir l’Aïkido. C’est un privilège que j’apprécie tous les jours, et je remercie la vie de m’avoir fait connaitre cet art, que je continue d’approfondir jour après jour.
Robert Blanquer.
Interview par Gérard Moneron.